mercredi 18 novembre 2009

Le port de rue.

06/11/2009

- Le docteur Délano demande à Nalya et Virgil d'aller lui trouver un bateau, pendant qu'il va les attendre à la taverne du port. Il donne cinq pièces d'or à chacun pour payer la traversée, en précisant que les bateaux pirates sont à proscrire.
- Les deux préposés du jour se séparent, tout en restant en communication par la pensée, pour aller chercher un bateau.
- Après quelques essais infructueux, la barrière des langues apparaît comme un problème considérable. Pour l'anecdote, Virgil reçoit des menaces à peine voilées d'un groupe de marins tatoués patibulaires aux bras gros comme ses cuisses, tandis que d'autres tentent de soutirer des étreintes tarifées à Nalya, le tout dans une langue incompréhensible. Le succès est donc mitigé pour l'un comme pour l'autre.
- Opiniâtres, ils continuent, et c'est Virgil qui finit par trouver la perle rare : un bateau pas bien gros mais suffisant pour nous tous, qu'un vieux barbu atrabilaire est en train de récurer. Le mieux, c'est que ce type s'avère être le capitaine, et qu'il parle un latin rudimentaire mais providentiel. D'une pensée enthousiaste, Virgil prévient sa collègue qu'il a une touche et négocie six, non, sept passagers pour le Gabriel avec Nikolaas, le barbu. Nom complet : Nikolaas de Graff ; Attributions : Capitaine, marin, mousse, cuisinier, hotellier, sage-femme et dame d'atour si besoin est.
- Ils ont droit à une visite du bateau. Il y a de la place pour douze passagers maximum. Deux chambrettes abritant chacune six couchettes dures comme du bois légèrement vermoulu, confortables, à en croire Nikolaas. De plus, l'air du large (quelques hublots récalcitrants parsèment les murs de bois), c'est bon pour le teint. Nalya s'assure que le bateau ne va pas, je cite, "couler à la sortie du port". Certaines pièces (entre autres le bureau du capitaine) ne peuvent pas être visitées. Comme tous les marins du Dwanhölf, il est probable que Nikolaas fasse de temps en temps de la contrebande.
- Les deux, s'estimant satisfaits, retournent voir Délano.
- Pendant ce temps, Pernilla et Kurt partent chercher le patron de ce dernier, qui doit se terrer dans la plus grosse taverne de la ville où l'assassin avait, par le passé, ses habitudes.
- Il y a une fouille à l'entrée. Le gorille allège Kurt de quelques kilos d'armes de toutes sortes et confisque ce godemiché un poil trop pointu, de peur qu'il ne s'agisse d'un poignard à design personnalisé.
- Ils vont au comptoir. Le tavernier connaît Kurt, et celui-ci lui doit quelques ardoises bien remplies. Il sort un gros registre poussiéreux en l'accablant de reproches divers et variés. Penilla, bien sûr, ne comprend rien à ce qui se dit, n'ayant pas la chance de parler la langue locale. Après avoir réglé ce petit surcoût, Kurt demande où trouver le seigneur du crime à qui il doit du blé, et le Tavernier demande à quelqu'un de mener ces jeunes gens au sous-sol.
- Kurt et Pernilla (dans cet ordre) descendent à la suite de leur guide les marches d'un escalier sombre, et se retrouvent dans une petite salle où un grand chauve tatoué et un peu ventru les fouille une deuxième fois avant de les laisser franchir la porte adjacente. Commençant à s'inquiéter un peu, d'autant plus qu'elle ne comprend pas bien ce qui se passe, Pernilla enchante silencieusement sa vue pour voir dans l'obscurité.
- Derrière la porte, il y a un grand souterrain où toutes les activités qui seraient illégales si des lois existaient au Dwanhölf sont également représentées. Il y a là des tripôts, des fumeries d'opium, des prostitué(e)s dans l'exercice de leurs fonctions, un bar encore plus clandestin que le premier, des strip-teaseuses, etc., etc.
- Tout au fond de la salle, le seigneur du crime bien connu de Kurt (et répondant au doux nom de Josua), dîne avec un ami tout en caressant une jeune femme lascive d'une main distraite.
- Lorsqu'il voit arriver son débiteur, il sourit, donne quelques ordres et en un quart de seconde, la table est libérée et la jeune fille éconduite. Les nouveaux arrivants s'asseoient.
- Kurt et lui entament une discussion en Tarraszv (langue du coin), en évoquant successivement le bon vieux temps, la vie de Kurt depuis qu'ils se sont séparés et les parties charnues des filles de joies acquises par Josua, qui teste régulièrement sa marchandise avant d'acheter. (C'est sa spécialité, le proxénétisme de masse)
- Finalement, Pernilla lui demande s'il parle latin, et il répond par l'affirmative, presque sans accent. Il y a bien besoin de ça dans le milieu des affaires. La discussion s'oriente alors successivement sur la manière dont elle a rencontré Kurt (une lame sous la gorge, en l'occurrence... Ou était-ce simplement sa main ?) et les mœurs locales. (Pendant la discussion, un mauvais perdant à la roulette fait un peu de raffut et se fait égorger aussi sec, scène quotidienne dans cet établissement... Mais coutume déroutante pour l'étranger de passage !)
- Le sujet qui les amène est enfin abordé : l'argent.
- Kurt et Pernilla payent avec largesse, en diamants. Josua est plutôt content de se faire une telle marge. On voit qu'il ne regrette pas son investissement. (À savoir payer à Kurt sa formation dans un monastère où l'on forme les assassins, alors que celui-ci venait d'essayer de le cambrioler.)
- Ils restent un peu. Dans un premier temps, Josua propose à Kurt de travailler pour lui, à présent qu'il a réglé ses dettes. Il tente de l'appâter en arguant que n'est-elle pas superbe, l'asiatique qui danse, là, un peu plus loin ? Il ne l'a pas encore goûtée personnellement, mais Kurt pourrait éventuellement s'en charger s'il travaillait pour lui. La mort dans l'âme (...), Kurt repousse l'offre à une date plus lointaine. Cinq mois ? Allez, quatre mois et un jour !
- Dans un second temps, ayant eu vent (voir ouragan) de l'influence et des prérogatives de Josua dans le domaine du commerce humain en général et de la prostitution en particulier, Pernilla lui demande s'il ne pourrait pas lui trouver un jeune homme qui pourrait servir de cuisinier/portefaix/gigolo/homme de compagnie pour une durée indéterminée, qui soit beau, jeune, qui sache parler un minimum latin et possédant quelques notions élémentaires d'hygiène et de politesse.
- Josua rigole un peu et, de bonne humeur, accède à sa demande. L'élu arrive au bout d'une dizaine de minutes. Il s'appelle Laurens et servait pour l'instant à distraire les invité(e)s du seigneur du crime selon leurs goûts. Parfait. Le salaire (pas réclamé, mais il faut toujours un salaire) est fixé quelques minutes plus tard.
- Du côté du port, Délano annonce à Nalya et Kurt que puisqu'ils ont trouvé un bateau, le départ est pour dans trois quarts d'heure. Nalya localise mentalement ses compagnons, et envoie un message clair à Kurt : on part dans 45 minutes, malheur aux absents et aux retardataires.
- Kurt et Pernilla prennent congé de Josua, le temps que Laurens prenne le peu d'affaires qu'il possède.
- Le groupe entier (Kurt, Pernilla, Laurens, Nalya, Virgil, Néro, Myllenia, Zacharias et Délano : ça fait du monde !) se retrouve au port, et se voit obligé d'abandonner roulottes et montures à l'embarquement. (de toutes façons, les bêtes trouveront acquéreurs. Nalya va faire quelques achats de dernière minute (des imperméables, entre autres), tandis que Laurens est dépêché pour se procurer à la fois de la bouffe, une cantinière pour entreposer quelques affaires, un pépin pour lui-même et deux, trois petites choses.
- On paye pour les passagers imprévus et oubliés, tout le monde charge ses affaires personnelles, et le bateau lève l'ancre.
- En route !

Suite le plus tôt possible.

dimanche 15 novembre 2009

De la cervelle à nu, des huîtres et du vin blanc.

30/10/2009

- Après avoir fini de répandre l'information du départ de Délano, ceux qui étaient partis regagnent l'impasse où le médecin habite et où nous avons garé les deux roulottes, histoire de monter la garde. (doux euphémisme) Le groupe est donc au complet, même si Zacharias n'est pas là.
- En début d'après-midi passent cinq gros bras, visiblement là pour faire changer Délano d'avis.
- Kurt leur intime dans leur langue l'ordre de faire demi-tour rapidement, s'ils ne veulent pas que leur sang ruisselle dans les caniveaux et abreuve les mâtins errants dans un avenir proche. Virgil sort son katana de son fourreau avec une classe inatteignable pour les misérables mortels que nous sommes, et se met en travers de leur route. (Il a fait un double jet ouvert en style, ce qui donne du quasiment impossible en difficulté. )
- En confiance avec leurs massues/ leurs épées rouillées/ leur testostérone majoritaire, ils s'avancent vers nous en poussant des grognements de gorilles.
- Kurt prend tout le monde par surprise (encore ? oui.) et balance un stylet dans le tas. Nalya envoie un impact dans l'un des singes. Il vole sur une cinquantaine de mètres et se crashe sur les pavés dans une traînée rouge et grise, étendu sur le dos. Néro essaie de grimper sur les roulottes pour attaquer depuis le dessus, mais se casse la gueule en sautant de l'une à l'autre. Myllenia s'approche en dégainant son épée bâtarde et intimide nos adversaires au-delà du possible. Ils commencent à avoir les boules. Vigil frappe circulairement les gorilles restants, coupant ici un poignet, là une jambe et étripant au passage un autre malheureux. Tout ceci a duré trois secondes.
- Les passants qui nous ont remarqué ne semblent pas accorder plus d'importance que ça aux hurlements et aux meurtres auxquels ils viennent d'assister. Au mieux, ils semblent ne pas l'avoir remarqué, et au pire s'enfuient.
- Kurt égorge les deux survivants à terre pour qu'ils cessent de hurler, en disant que de toutes façons, si on veut avertir leurs supérieurs, y'aura qu'à planter leurs têtes sur des piques au bout de la rue, avec un écriteau à côté.
- Nalya s'approche de celui qu'elle a dégommé, et la triste vérité apparaît : le gris qui s'est répandu dans son sillage, ce n'est pas à cause de ses vêtements qui déteignent. Les yeux révulsés, il regarde le ciel.
- Nous estimons que l'avertissement est clair, et qu'il n'y aura pas d'autres tentatives de la part de malandrins téméraires.
- Nous ne débarrassons pas le parvis des chairs mortes de nos victimes, et laissons les enfants des rues les fouiller et les emporter pièce par pièce dans les heures qui suivent.
- Au cours de l'après-midi, Kurt va s'acheter des stylets et quelques trucs utiles, puis accompagne Virgil qui souhaite faire de même. Ce dernier achète une pierre à aiguiser et quelques autres petits machins.
- Nalya étudie son livre dans sa roulotte.
- Pernilla sollicite Kurt et Virgil pour aller faire le marché, à la recherche d'objets "particuliers". Au Dwanhölf, si les dons surnaturels sont mal connus, il n'est un secret pour personne qu'ils existent. La fin justifie les moyens et un parrain ne se dira sans doute pas "Il faut annihiler cette source de pouvoir et de corruption", mais plutôt "Comment pourrais-je m'en servir pour asseoir le mien, de pouvoir ?". Donc... Il y a potentiellement des chances de faire des trouvailles. Cette activité leur prend tout l'après-midi, et ils rentrent bredouille.
- Au soir, parce que les privations/ le moth/ la pluie/ la pauvreté, y'en a marre, tout le monde va au resto. Nous trouvons un endroit assez correct où manger, et laissons Zacharias seul pour garder l'impasse. De toutes façons, il s'en fout, il ne mange jamais, et puis si les prochains killerz qui viennent sont du même acabit que les précédents, il devrait pouvoir se les faire tout seul.
- Le restaurant choisi ressemble à la couverture d'une entreprise maffieuse, mais au moins, en termes d'hygiène, il est propre.
- On mange bien, beaucoup, et le millésimé coule à flots. (grosso modo, pas mal de fruits de mer et un cuissot pour Néro) Cela se finit par un pourboire royal.
- Ensuite, Nalya et Pernilla vont se trouver une auberge potable où passer la nuit, pendant que les autres rentrent aux roulottes.
- Zacharias attend, accroupi en haut de l'une des roulottes, une faux sur le dos. Kurt regarde avec admiration et va se coucher pour faire de doux rêves. "Petit, tu es doué, très doué, mais tant que je serai dans le métier, tu ne seras jamais que second." (c) The mask.
- Le lendemain matin, on se lève (pour la plupart) autour de huit heures. Nalya mate un peu son bouquin. Délano arrive à huit heures et demie aux roulottes, prêt à partir. À neuf heures, Nalya réveille sa collègue qui dort dans la chambre à côté en insistant longuement, elles retournent aux roulottes et le groupe part finalement vers neuf heures et demie, direction la côte ouest.
- Après deux jours de voyage, nous arrivons au port de Rue.
- Délano souhaite être accompagné, pour aller négocier les billets de transport maritime, par Virgil et Nalya. (bon choix, mine de rien.)
- Les autres ont quartier libre.

Suite très bientôt.

Le manoir Sandberg

24/10/2009

Il faisait super froid. Enfin, pas tant que ça, mais vu qu'elle ne bougeait pas et se trouvait exposée à tous les courants d'air, c'était l'impression qu'elle en avait. Son manteau était clos au maximum, jusqu'à la gorge, et elle tenait ses bras serrés contre son corps pour réduire la déperdition de chaleur, les mains bien au fond des poches. Un courant ascendant l'obligeait à descendre en permanence pour maintenir sa position, et elle n'était jamais tout à fait sûre de ne pas se déplacer sans s'en rendre compte. Cela faisait au moins deux heures, et sans doute plus, que Yuriko attendait là. Pour la bonne conscience, elle jeta un énième coup d'œil aux entrepôts, tout en bas. Les éclairages s'étaient répandus dans tous les interstices qui séparaient les bâtiments noirs les uns des autres et dessinaient une vaste grille lumineuse au sol. Les soldats étaient arrivés en très grand nombre ; l'état d'alerte avait visiblement été déclaré. Sur l'entrepôt où Sandberg et Bardley avaient l'intention de faire leur business, deux vigiles avaient été postés et, chose étonnante, c'était le cas de trois autres bâtiments voisins, formant un carré avec le premier, tandis que celui qu'elle avait tenté d'incendier peu de temps auparavant n'avait pas mérité cet égard. Ils se doutaient sans doute que cette manœuvre inutile n'avait été qu'une vulgaire diversion, mais tout de même.
Elle rentra son bras droit à l'intérieur du manteau pour attraper un cigarillo sans exposer un centimètre carré de sa chair à l'air froid environnant. Fouillant dans une poche intérieure, elle se saisit du clopiot et le porta à ses lèvres en le glissant par le col, pour ne pas sortir la main. Le briquet, maintenant. Il était où, déjà ? À tâtons, elle reconnut le petit objet métallique, mais l'extirpa si maladroitement de son habitacle qu'il lui échappa, et commença sa chute dans un éphémère reflet d'acier. Courageusement, Yuriko se jeta à sa suite, parce que merde, c'était le genre de chose qui comptait dans la vie, quoi, et parce qu'en plus, c'était pas donné, ce machin. Elle rata plusieurs fois son briquet en essayant de le choper avec la main gauche, tout en se démenant convulsivement pour dégager la droite de ce con de manteau, le tout dans une pluie de clopes blanches qui s'échappaient de ses poches retournées. Enfin, elle trouva un orifice par où passer son coude et, d'un geste vif et précis, attrapa le fuyard à bout de bras, avant de se redresser pour re-rentrer la main à l'intérieur (par le col), de ranger le briquet dans la poche originelle et de ressortir par la manche en se tordant douloureusement l'épaule. Elle avait toujours le cigare à la bouche mais, résignée, le rangea en soupirant. Pas deux fois. La descente l'avait faite dégringoler d'une centaine de mètres. D'ici, elle voyait mieux, même si elle était plus facilement (i.e. moins difficilement) repérable.
Elle passa sa main dans ses cheveux en regardant en bas, et remarqua deux choses. La première, c'est qu'une cigarette était restée accrochée au niveau de son occiput, et la seconde, c'est que quelqu'un qu'elle avait déjà vu déambulait parmi les soldats. Elle l'avait reconnu à sa longue tunique rouge et noire, à peu de choses près Stendhalienne, et remarqué à sa démarche calme au cœur de l'effervescence qui avait gagné les soldats de Sandberg. C'était le tueur. Le Shivatien aux dards mortels. Le sombre bras droit à la robe de sang. L'émissaire énigmatique au sourire mystérieux. L'asiatique pernicieux aux paupières affûtées. Enfin, vous savez, quoi, le mec du tarif groupé... Non, vraiment pas ? Ben, Yuriko, elle, elle s'en souvenait très nettement, en tout cas. À tel point qu'elle ne le quitta plus des yeux, et finit par remarquer qu'il n'était pas seul. Une femme vêtue de noir et un homme aux vêtements sobres le rejoignirent bientôt. Le groupe de trois se mit à l'écart des soldats, apparemment pour discuter. À cette distance de plus de cent mètres, cent cinquante, peut-être, il était impossible d'entendre quoi que ce soit, par contre, après quelques minutes à les observer attentivement, le sujet de leur conversation ne faisait plus aucun doute.
C'était déplaisant, mais Yuriko était à peu près sûre de s'être faite griller. Régulièrement, ils jetaient des coups d'œil en hauteur, et la femme habillée de noir désignait un point dans le ciel trop proche pour que cela soit une coïncidence. Pourtant, d'aussi loin, comment aurait-elle pu voir qui que ce soit ? Surtout que Yuriko portait un manteau noir comme la nuit, et ne faisait pas de gestes inutiles en particulier. Cela revenait à déceler une petite forme noire sur fond noir sans savoir qu'elle était là. Bref, c'était impossible à peu de choses près. Pour mettre à l'épreuve son hypothèse, elle se déplaça d'une trentaine de mètres vers la droite. Le résultat ne se fit pas attendre. La femme en noir pointa de nouveau le bras vers elle, avec une faible marge d'erreur. C'était pas une bonne nouvelle du tout, ça, se dit Yuriko en reprenant un peu d'altitude. Si ça se trouvait, ils l'avaient repérée depuis plus longtemps qu'elle ne le pensait, et en retournant immédiatement au grenier, elle ne ferait que les aider à le localiser. Alors, que faire ? C'était pas bon non plus de rester là. L'aube ne tarderait plus, et ils pouvaient tenter quelque chose. Elle eut soudain une vive frayeur. Une petite silhouette obscure et floue se mouvait dans le noir, quelques dizaines de mètres plus bas, comme un fantôme. La chose passa au-dessus d'une allée éclairée, et sa forme fut nettement visible, l'espace d'un instant. Un piaf. C'était juste une saloperie de piaf. Elle posa la main sur son cœur et inspira une grande bouffée d'air frais. Du calme. La situation était inconfortable, mais aucun danger immédiat ne guettait. Ce n'était pas la peine de stresser comme ça.
D'un vol rapide, elle se dirigea vers le centre-ville en perdant de l'altitude. Quelques minutes plus tard, elle atterrit. Elle se trouvait à présent à deux ou trois kilomètres des entrepôts, et pas bien loin du centre. À pied, elle prit la direction du grenier. Ce détour conséquent suffirait probablement pour brouiller les pistes. Maintenant, elle n'avait plus qu'à rejoindre les autres en course de fond en espérant ne pas avoir été suivie, même si c'était peu probable.

Une tâche lumineuse rectangulaire se déplaçait lentement sur le sol en suivant une trajectoire rectiligne depuis une heure, si ce n'était plus, et s'étirait en longueur au fur et à mesure de l'ascension du soleil. Inéluctablement, elle se dirigeait vers le visage encore endormi de Mannrig, qui avait eu le malheur de se coucher sur son chemin. Dans le rai de lumière blanche dansait la poussière du grenier. Yuriko se tenait face à la vitre sale, légèrement éblouie par le jour, puis en détourna son regard en clignant des yeux, et se dirigea sans prêter attention aux craquements du plancher vers un homme étendu sur une sommaire couchette, au fond de la pièce. Le type, toujours attaché, n'avait plus d'ecchymose au front, et sa respiration presque silencieuse faisait tourbillonner la poussière avec régularité en face de lui. Made in Skyla, ça. M'enfin, c'était tant mieux. Il aurait un peu moins mal à la tête au réveil.
Elle tourna la tête juste à temps pour apercevoir la tâche de lumière monter à l'assaut du visage du sauvage et atteindre ses paupières. Il plissa les yeux, secoua la tête et se redressa en position assise. "Bien dormi ? demanda-t-elle.
- Non, répondit-il.
- Mais encore ? poursuivit-t-elle en s'approchant un peu.
- Pas assez, précisa-t-il.
- C'est déjà trop, fit-elle.
- Tais-toi." réclama-t-il laconiquement. Les phrases de plus de deux mots lui faisaient sans doute mal à la tête quand il venait de se réveiller. Compréhensive, elle se tut, et passa à côté de lui pour aller secouer les deux autres dormeurs. Des grognements affirmatifs se firent entendre, et elle retourna s'asseoir sur une commode qui traînait là, en attendant qu'ils émergent.
Au bout de quelques minutes, une fois que les zombis lui semblèrent en état de comprendre le futur simple et le conditionnel, elle demanda à Skyla ce qu'elle avait l'intention de faire, maintenant, compte tenu du fait que les entrepôts semblaient désormais hors d'atteinte et trop bien gardés pour une intrusion discrète, même avec une bonne diversion. Celle-ci ne répondit pas à la question, mais demanda les détails de ce qu'elle avait vu cette nuit. Sans trop insister, Yuriko lui rapporta assez fidèlement ce qui s'était passé, quoiqu'en exagérant grandement la prudence et la discrétion dont elle avait fait preuve. Alors ? Si elle voulait toujours de son avis, l'ampleur des moyens déployés n'augurait de rien de bon. Bardley semblait assez difficile d'accès, et ses serviteurs un poil trop dangereux pour eux. Peut-être, en revanche, Sandberg offrirait-il de meilleures opportunités ? Faudrait voir, quoi. Toujours était-il qu'ils avaient sous la main un soldat travaillant, justement, pour ce Sandberg, ce qui serait déjà un assez bon début.
Léander suggéra qu'on le réveille immédiatement, avec une bonne douche d'eau froide ou un quelconque stimulus dans ce goût-là. D'ailleurs, n'y avait-il pas un tonneau à récupérer les eaux de pluie, juste en face ? Si, maintenant qu'il le disait, oui, il y avait ça. Yuriko, appréciant par ailleurs à couper des poils de teckel en quatre dans le sens de la longueur avec l'aide exclusive d'un biface primitif lorsqu'elle avait du temps à perdre, saisit le garde inconscient par les épaules et commença à le traîner sur le sol en direction de l'escalier, imprimant sur son passage un large sillon dans la poussière grise du parquet. "Qu'est-ce que vous faites ? lui demanda Skyla en fronçant les sourcils face à cette laborieuse tractation horizontale.
- Eh bien, je vais l'immerger un moment dehors, dans un tonneau, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
- Je n'en vois pas. Peut-être auriez-vous plus vite fait d'aller chercher de l'eau dans un récipient, c'est tout.
- Bah écoutez, vous n'avez plus qu'à me le trouver, ce récipient, dans ce cas.
- Là, dit la sainte en montrant du doigt une bassine vide à moitié cachée derrière un meuble, vous avez besoin d'autre chose ?
- Non." Elle lâcha le garde, qui s'affaissa sur le bois avec un bruit sourd, et alla chercher la bassine. Une jolie araignée d'appartement y avait élu domicile. Tant pis pour elle, se dit Yuriko en soulevant à regret l'ustensile, déchirant la toile par la même occasion. "Tenez, dit-elle en tendant le récipient à Skyla, c'est votre idée, après tout.
- Et alors ?
- Et alors, c'est vous qui allez chercher de l'eau, explicita Yuriko, avant d'ajouter en détachant les syllabes de manière à être désagréable, puisque c'est vous qui n'êtes pas satisfaite.
- Non non, répondit la sainte avec un sourire, ce n'est pas moi qui ai perdu mon pari. Allez remplir ceci vous-même au lieu de tergiverser inutilement.
- Pour cette semaine, non, répondit-elle dans un accès de mauvaise foi caractérisée, le pari concernait la semaine prochaine.
- Mais c'est du pareil au même, puisque je vous paye pour cette semaine.
- Je ne suis pas payée pour vous préparer à bouffer ou vous amener de la flotte, ni pour satisfaire vos caprices matinaux !
- Si. Ou bien vous ne serez pas payée du tout, à vous de voir." Skyla affichait un sourire encore mal réveillé, mais déjà triomphant. Rageusement, Yuriko se saisit de la bassine et sortit pour aller la remplir, tout en maudissant cette feignasse. Sans cesser d'ourdir des plans mesquins et de planifier de basses vengeances pleines de malveillance, elle descendit et remplit la bassine d'une eau de pluie glaciale, refroidie par une nuit passée à stagner au fond d'un tonneau, puis remonta avec une idée séduisante en tête et vingt litres d'eau sur les bras. Patience.
Les autres avaient positionné le soldat en position assise. Elle s'approcha de lui en portant son fardeau clapotant contre le ventre et, une fois suffisamment près, aspergea leur prisonnier d'une gerbe d'eau froide. Il ne semblait pas vouloir se réveiller. "D'autres bonnes idées, Léander ? demanda-t-elle en lui jetant un regard amusé.
- Il faut le faire plus lentement, à mon avis" répondit-il, sérieux. Mannrig prit la bassine à moitié vide et en déversa le contenu précautionneusement sur la tête déjà trempée du garde. Au bout d'un moment, un borborygme aqueux se fit entendre, et une vague d'eau parsemée de postillons d'origines diverses jaillit au niveau de ses lèvres. Le sauvage redressa la bassine pour interrompre le jet, sans quitter des yeux leur homme. Celui-ci entrouvrit les yeux, les referma, les rouvrit, les referma, secoua la tête comme pour s'ébrouer, souffla par les narines pour faire tomber les gouttes suspendues à ses vibrisses, lâcha un filet de bave par l'entrebâillement de sa bouche bée, aspira l'air par la commissure pour en rattraper un autre avant qu'il ne se détache, releva une face inexpressive en plissant les paupières, oscilla du chef, eut un frisson, regarda à droite et à gauche, puis demanda où qu'il était d'une voix hésitante. Au paradis, répondit Mannrig comme si c'était l'évidence même. Enfin, au paradis, peut-être pas, mais en tout cas, entre de bonnes mains. L'autre semblait avoir de grandes difficultés pour remettre de l'ordre dans ses pensées. "Vous vous remettez ? demanda Yuriko, lasse d'attendre, et moi, vous me remettez ? Je suis désolée pour hier soir, vraiment, mais vous ne vouliez pas rester tranquille, alors...
- J'me fous de vos excuses... articula-t-il avec difficulté, d'une voix pâteuse. Où est-ce que j'suis ? Et vous êtes qui, d'abord ?
- Au moins, comme ça, vous ne pourrez pas me reprocher de ne pas l'avoir fait, répondit-elle en haussant les épaules. Vous êtes quelque part où vous ne risquez rien et pour l'instant, cela vous suffira." La question importante, voyait-il, n'était pas de savoir où il se trouvait, mais combien de temps il y resterait. Se compterait-ce en heures, en jours, en semaines, en mois ? Non ! Mille fois non. Ou peut-être que si, tout dépendait de lui, en fait. Quoi ? demanda-t-il sans comprendre. Le marché était simple : il était ici pour leur donner des renseignements. S'il faisait des difficultés, l'expérience pourrait se révéler démesurément longue, voire douloureuse, alors que s'il se montrait coopératif, ce serait relativement agréable (en comparaison), court et enrichissant pour tous les protagonistes ici présent. Quelles étaient ces questions ? Pour commencer, qu'il parle un peu de son patron. Coup de pouce : ça commençait par un S. C'était une blague, ou quoi ? Ils connaissaient pas Sandberg ? Bah, Sandberg, c'était le négociateur riche à ne plus savoir qu'en foutre par excellence. Non, il ne l'avait jamais vu de près. Il savait juste que c'était un type plutôt petit et gras, agé de cinquante ou soixante ans, quelque chose comme ça. Il possédait un manoir personnel aux Hauts-lieux. Oui, oui, Les Hauts-lieux, c'était le nom du quartier. Riche ? Ouais, et pas qu'un peu, même. Si ça se trouvait, c'était le plus huppé d'Américh. Il ne savait rien de plus à ce sujet, et ne connaissait pas non plus le contenu des entrepôts que lui-même gardait. Tout ça, c'était pas le genre de choses qui regardaient un insignifiant soldat comme lui. Bon. S'il retournait maintenant avec ses collègues, ces derniers auraient remarqué son absence, non ? Sans aucun doute. On lui poserait des questions, c'était sûr. C'était bien ce qu'elle aurait aimé éviter, à vrai dire. Était-il problématique pour lui, dans ce cas, de quitter la ville rapidement ? Il avait de la famille dans le coin ? Bé non. Une préférence pour la direction ? Elle pourrait l'avancer d'environ cent cinquante kilomètres, s'il voulait. Il indiqua une côte, à l'ouest du continent. Par contre, il aurait besoin d'argent, si possible. Deux pièces d'or, par exemple. Deux pièces d'or ? Elle avait une meilleure idée. On allait jouer à un jeu, d'accord ? À chaque nom qu'elle prononcerait, il dirait tout ce qu'il savait dessus, et pour stimuler sa mémoire, il serait récompensé d'une pièce d'or pour chaque info exhaustive. Bien sûr, c'était elle-même qui jugerait de ce qui était exhaustif ou pas. Et lui, précisa Mannrig, il serait le juge adjoint. Prêt ? On y go. "Adamsky, lut-elle dans les notes de Ernst, à l'endroit où étaient listés les puissants de la pègre de Brudge.
- Heu, c'est un client, je crois. Un négociateur. Un gros.
- Bardley.
- Sais pas.
- Tokarsky, annonça-t-elle en prenant le nom juste sous le premier.
- Ce doit être un associé d'Adamsky. Il y en a un autre, dont le nom finit par Stek.
- Wladostek ?
- Ouais, sans doute." Le nom de Wladostek jouxtait celui de Tokarsky. "On continue avec Vince, dit-elle en regardant du côté des hommes de main de Bardley.
- J'ai plusieurs collègues qui s'appellent comme ça, mais je pense que vous parlez de ce type qui nous aidait à monter la garde aux entrepôts. J'en sais peu sur lui." Il changea de position pour être plus à l'aise. "Je pense qu'il travaille pour Sandberg, lui aussi.
- Ivy.
- Je vois pas trop. C'est peut-être cette femme qui bosse avec Vince. Il y en a un troisième, un Shivatien avec un nom impossible à retenir, qui garde toujours les yeux fermés. Il n'y a que les gens comme vous pour savoir prononcer pareil sobriquet.
- Je n'ai jamais compris non plus, si ça peut vous rassurer. En fait, je les soupçonne de tous faire semblant.
- D'autres noms ?
- Piotr. Vous savez, un type pas beau avec des arcanes sourcilières proéminentes et une grosse armure.
- Déjà vu, c'est sûr, mais je ne sais pas grand'chose sur lui.
- Bon, eh bien, ce sera tout, je crois...
- Attendez, coupa Mannrig, vous savez quelque chose sur un certain Alessandro ? Un tueur, ou quelque chose comme ça...
- Un tueur ? répéta le soldat, sceptique, cet Alessandro a plutôt l'air d'un expert comptable.
- Vous voulez dire qu'il a des lunettes ? demanda Yuriko.
- Non, juste qu'il a la tête et la carrure d'un bureaucrate.
- Oué. Il faut se méfier des gens qui ont "l'air de...", vous savez. J'ai pas l'air violente, quand même ?" La question resta en suspens. Bon, cher juge adjoint, selon vous, de quel degré d'exhaustivité avait fait preuve leur ami ? Assurément, pas très élevé, cependant, il convenait de saluer l'effort fourni. Trois pièces d'or ? Trois pièces d'or, d'accord, c'était honnête. Il devait être environ dix heures. Le soleil était assez haut dans le ciel, et le gazouillis matutinal des petits commerçants montait aux oreilles de tous les citadins, par ailleurs bruyants et foisonnants. Un ange passa, et fut chassé par Léander qui proposait qu'on aille directement aux Hauts-lieux pour essayer de rencontrer Sandberg. D'accord, mais pas tout de suite, objecta Yuriko, elle allait d'abord devoir raccompagner monsieur, et l'amener loin d'ici. Ce disant, elle se pencha pour essayer de défaire les liens qu'il avait aux poignets. Après s'y être échinée un bon moment, elle l'aida à se relever et l'avertit qu'il avait trois options : ne pas fuir, fuir en avant ou fuir en arrière, sachant que l'avant-dernière option le fatiguerait inutilement, et que la dernière se traduirait par un mal de crâne d'autant plus lancinant qu'il serait le second en moins de vingt-quatre heures. À présent, s'il voulait bien la suivre...

Pour la partie suivante, j'ai fait un plan sur paint (tremblez, mortels). Personne n'est obligé de le regarder, mais je pense que c'est peut-être un peu dur de se représenter certains lieux, sinon. (J'ai fait un effort sur les descriptions quand même, mais bon...)
Les chiffres et les lettres entre parenthèses rapportent au plan. (cherchez pas de logique entre les chiffres/les majuscules/les minuscules, y'en a pas)
Voilà la bête (l'escalier est particulièrement figuratif) :




































Le manoir Sandberg était, comme toutes les résidences du quartier, monumental et entouré d'un assez grand jardin, lui-même clôturé par une haute enceinte bétonnée. Chaque habitation était séparée des autres par de larges rues pavées. Tout en appréciant à leur juste valeur la simplicité, le pragmatisme et l'organisation caractéristiques des plans d'urbanisme locaux, Yuriko longeait, l'air de rien, le mur cerclant la propriété. Le feuillage mafflu d'un arbre de jardin dépassait légèrement en hauteur le rempart imposant, quasiment à l'angle de la maison. (5) Intéressant... Elle regarda autour d'elle pour s'assurer que personne ne venait et, en une fraction de seconde, gravit la paroi verticale et sauta sur l'arbre. Là, accroupie parmi les branches et partiellement cachée par les feuilles, elle prit la mesure de la situation. Aux quatre gardes qui surveillaient paisiblement l'entrée, il fallait maintenant en ajouter quatre autres, qui patrouillaient dans le jardin. De là où elle était, elle ne pouvait pas voir Léander, mais captait sa voix claire du côté du portail. (3) Il expliquait avec emphase aux vigiles postés là qu'en tant que commerçant actif dans le secteur florissant du café et de ses dérivés, il avait absolument besoin d'une entrevue avec Sandberg, car il lui fallait des fonds pour s'assurer
la mainmise sur ce marché encore vierge de toute concurrence avant qu'un autre n'en profite. Le rendement potentiel - pour tous les deux - de cet investissement était énorme ! Mais il fallait faire vite. L'érudit déclina un nom alambiqué probablement inventé pour la circonstance, et après quelques questions pour la forme, un soldat franchit le portail en pressant le pas, avant de disparaître à l'intérieur du manoir. Fort bien. Il allait prévenir son patron. Yuriko se pencha légèrement. Deux des hommes qui surveillaient l'intérieur du jardin s'étaient rapprochés de leurs collègues postés à la porte. (3) Peut-être était-ce l'occasion ? Elle détailla le manoir. La chaleur de l'été finissant devait rendre l'intérieur suffocant, c'est pourquoi, sans doute, on avait ouvert plusieurs fenêtres. L'une d'entre elle était assez proche du sol, et hors du champ de vision de la plupart des soldats. (F) Elle pourrait rentrer par là.
Aussi silencieusement qu'elle le pouvait, elle descendit de l'arbre et se glissa derrière quelques hautes plantes bien entretenues qui longeaient le mur. (4) Le garde qui était allé voir Sandberg ressortit du manoir et se dirigea vers le portail. Il dit quelque chose que Yuriko n'entendit pas, (seul l'agacement de sa voix était perceptible) et Léander entra, suivi de Skyla et Mannrig, que son déguisement rendait méconnaissable. Elle fronça les sourcils. Pendant qu'elle était allée larguer le soldat qu'ils avaient interrogé à une centaine de kilomètres à l'ouest d'Américh, le sauvage en avait profité pour se faire tailler les cheveux, raser la barbe, prendre un bain et changer de vêtements. C'était une vraie métamorphose. À vrai dire, il n'avait de sauvages plus que les manières. La plupart des plantes derrière lesquelles Yuriko se cachait étaient des rosiers (jaunes et rouges) qui lui écorchaient les mains. La poisse. Elle inspira. C'était le moment, la plupart des vigiles étaient attroupés près du portail, et les autres se trouvaient quelque part derrière la maison.
Pendant que le garde hargneux menait à l'intérieur le commerçant, son épouse et leur mercenaire taciturne, un courant d'air accompagné d'un léger bruit de tissu fit ondoyer une bande de gazon qui se trouvait sur le côté de la maison. Quelques pétales de rose se détachèrent du buisson, et ce fut tout. Rapidement, Yuriko regarda autour d'elle. C'était un assez grand salon (6) au milieu duquel une table était dressée, sans que les convives ni le repas ne fussent encore installés à ses bords. La pièce était plutôt apaisante, et sobrement meublée. Seuls deux vaisseliers remplis d'argenterie reluisante brisaient les lignes droites des murs vierges de tout autre boiserie. Dans un coin, un objet incongru jurait avec l'aménagement fort sage du reste de la pièce. Elle jeta un regard perplexe sur ce qui semblait être une armure assez stylisée, rappelant celles que portaient les samouraïs de Varja. (a.k.a le trou perdu d'extrême-orient où se terrent la plupart des nippons de gaïa) Un caprice de millionaire, sans doute. D'un pas léger, Yuriko s'éloigna de la fenêtre sans la refermer et s'approcha de la première porte, qui se trouvait être la plus petite des deux qui permettaient de sortir d'ici. Une moquette assez épaisse absorbait les bruits. Elle se pencha un peu, jusqu'à ce que sa tempe soit presque en contact avec le bois de la porte. Des sons étouffés lui parvenaient. Des bruits métalliques et des tintements de vaisselle, sur un fond hétéroclite de crépitements, de chocs, de bouillonnements et de grognements sourds. D'accord. Apparemment, cette porte dérobée menait aux cuisines, (7) et était occupée. Elle s'en désintéressa et se tourna vers l'autre issue, moins discrète. Il fallait seulement espérer que le cuisinier ne déciderait pas de poser les assiettes fumantes dans les cinq prochaines minutes. L'entrée principale, plus grande, était ornée d'un beau bouton de porte à la dorure ternie. Elle écouta, mais n'entendit rien. Comment être sûre qu'il n'y avait personne ? Elle aurait pu faire un numéro de claquettes sans se faire entendre, avec cette moquette. Concentrée, il lui sembla percevoir des coups légers, réguliers, un peu comme si quelqu'un s'était amusé à frapper doucement un tapis pour le dépoussiérer. Une idée lui vint. Et si c'étaient des pas ? À ce moment-là, elle s'aperçut que le bruit augmentait imperceptiblement. De peur que quelqu'un ouvre la porte, elle décolla du sol et se plaça au-dessus. Le bruit crût, puis décrût lentement jusqu'à s'évanouir tout à fait. Elle respira, redescendit et posa la main sur le bouton de porte, presque surprise par le froid du métal. Alors, le plus silencieusement possible, elle l'actionna et entrouvrit la porte. À première vue, c'était un couloir. (a) Le son qui venait de la cuisine était audible, mais légèrement différent, comme s'il venait à ses oreilles par un autre chemin. N'entendant personne, elle poussa suffisamment pour pouvoir se faufiler hors du salon.
Une certaine excitation la gagnait presque malgré elle. Elle était à l'intérieur ! Le frisson bien connu de la clandestinité lui parcourut l'échine. Au bout du couloir, elle apercevait les premières marches d'un escalier sombre. (1) De l'autre côté, à sa droite, se trouvait la porte d'entrée par laquelle étaient passés les autres. (2) C'était de là que venait la lumière. Cette porte était faite de huit carreaux de verre dépoli, et entourée de vitres qui, elles, étaient bien moins opaques. De là où elle était, Yuriko pouvait même apercevoir les soldats monter la garde à l'extérieur.
En outre, il y avait trois portes semblables à celle par laquelle elle venait d'arriver. Il s'agissait de retrouver Mannrig et les autres dans ce dédale. Aussi silencieusement qu'elle le pouvait, elle referma derrière elle, se dirigea vers celle d'en face et l'ouvrit doucement. Elle jeta un coup d'œil puis renonça à aller plus loin. Ce n'était qu'un petit salon aux murs chargés de gros tomes rébarbatifs. (9) Prête à continuer aussi longtemps qu'il le faudrait, elle se retourna et se dirigea vivement vers les deux autres portes. Celle de gauche menait, à en croire sa localisation et les bruits explicites qui en provenaient, aux cuisines. (7) En revanche, celle de droite pouvait tout à fait être la bonne. Elle regarda l'escalier, agacée, et remarqua pour la première fois qu'à côté de sa partie ascendante, une volée de marche s'enfonçait vers un étage inférieur. Si ça se trouvait, elle était en train de perdre son temps, et ils étaient déjà montés. Ou alors, ils étaient descendus au sous-sol, comment savoir ? Il était également possible que quelqu'un les ait descendus, songea-t-elle avec un sourire qui l'eût effrayée elle-même si elle s'était vue dans la glace. Quoi ? Ils étaient bien en train de pénétrer par effraction dans la demeure surveillée d'un vieillard millionaire aux doigts crochus et aux mains sales, au sens propre comme au figuré, non ? Ce type, c'était sûr, on aurait pu recouvrir les murs de la maison en écrivant bout à bout les noms de ses victimes directes et indirectes. Alors, trois de plus ou trois de moins... Elle tourna le bouton de porte, poussa, crut un instant que c'était fermé et tira. Les gonds glissèrent silencieusement. À peine eut-elle embrassé la pièce (8) du regard qu'elle referma l'huis avec vivacité. Elle retint sa respiration et écouta. Pas de raffut. Apparemment, l'occupante n'avait rien entendu. Soulagée, Yuriko expira. De toutes façons, il n'y avait rien d'intéressant, là non plus. Juste une table au milieu, quelques chaises autour, un fauteuil pas beau et une fille en vêtements de soubrette qui époussetait dans un coin une statue ornementale représentant un chat de type égyptien. Ce faisant, elle tournait heureusement le dos à la porte. C'était une chance qu'elle n'ait rien vu, mais il valait mieux ne pas traîner ici.
Elle s'engouffra dans l'escalier (1) sans précipitation, en cherchant à se remémorer quelque chose. Que lui avait dit Léander, déjà, à propos de Sandberg ? Il était question d'esclaves... L'image de la femme qu'elle venait d'apercevoir s'imposa à sa vision, et une idée lui traversa l'esprit, lui nouant l'estomac au passage. Allons, c'était sûrement une quelconque domestique comme il y en avait des centaines à Americh et ailleurs, pas de raison de s'en préoccuper... Curieusement, l'idée que cela puisse ne pas être le cas la mettait assez mal à l'aise. Un esclave. Qu'est-ce que c'était qu'un esclave, exactement ? Est-ce que c'était simplement un degré de servitude plus poussé, plus extrême ? Non. C'était quelque chose de plus noir que cela. C'était une sorte de renoncement, mais plus interne qu'une soumission forcée ou négociée. C'était comme un état effrayant d'abandon complet et, pire, consenti.
Toute prudence, elle posa le pied sur le palier du premier étage et regarda rapidement devant elle. Un long couloir (b) se profilait, et des portes alignées les unes en faces des autres couraient sur ses murs. En tout, il y en avait six. À peu près à mi-chemin de la plus éloignée, contre la paroi, était installée une humble banquette (H), et sur cette banquette, Skyla et Léander étaient assis. Juste à côté, debout, Mannrig la regardait arriver d'un air blasé. Décidément, se dit-elle non sans lâcher un sourire, elle ne se ferait jamais à sa nouvelle tête. "Coucou, dit-elle d'une voix inégale, baissant le volume de la seconde syllabe après s'être rendue compte que celui de la première était trop élevé.
- Ouh êtes hassée har où ? demanda Skyla d'une voix inégale également, croissante puis décroissante au rythme d'un bâillement visiblement irrépressible.
- Par une fenêtre ouverte, en bas. ça fait longtemps que vous attendez là ?
- Oui, dit Mannrig en changeant la position de son centre de gravité pour faire peser son poids sur la jambe gauche et reposer la droite. Sandberg se prépare à nous recevoir, et il prend son temps, l'enfoiré." Au même moment, il y eut un léger bruit provenant de l'une des portes du bout du couloir, comme une poignée que l'on actionne, et Yuriko fit un vif bond en arrière pour se retrouver quasi-instantanément dans la cage d'escalier. (e) Ç'avait été très juste, mais elle avait réagi à temps. "Mr. Sandberg est disposé, fit une voix féminine, vous pouvez entrer dès maintenant." Silence. Bruit de porte. Silence à nouveau pendant quelques secondes, puis le même son retentit, et ce fut tout. Yuriko laissa passer un instant, et se pencha pour regarder dans le couloir. Il n'y avait personne. Elle s'approcha de la porte du milieu, celle à côté de laquelle les autres avaient attendu, et écouta. (C)
Au début, elle n'entendit rien d'autre que des sons inidentifiables qui auraient pu être des voix étouffées, mais une minute plus tard à peine, un tonitruant fracas de porcelaine brisée retentit, suivi d'un hurlement de terreur. De derrière sa porte, Yuriko cligna des yeux avec perplexité. Il lui semblait que c'était une femme qui criait, mais elle ne reconnaissait pas la voix de Skyla. Qu'est-ce qu'ils foutaient, là-dedans ? Sentant que, de toutes façons, c'était raté pour la discrétion, elle agrippa la poignée et ouvrit.
Et puis, tout se passa très vite.
Derrière un grand bureau baigné par le soleil que laissait entrer une opalescente baie vitrée, un fauteuil confortable se dressait. Dessus était affalée une silhouette difficilement visible à cause du contre-jour. Des projectiles blancs jaillirent de l'autre porte, à droite, et vinrent frapper Mannrig qui courait dans cette direction. Bientôt, il disparut par l'encadrement. D'un pas unique qui ressemblait à un saut en accéléré, Yuriko franchit la distance qui la séparait de l'autre porte en passant devant Skyla, puis s'engouffra dans la pièce adjacente. (d) Le sauvage était penché à la fenêtre (g), blessé par ce qui semblait être des éclats de vaisselle, et bandait son arc avec une expression pleine de fureur. Qu'est-ce qui se passait ? demanda-t-elle en sentant la pesanteur terrestre se détacher de son corps. Il ne répondit pas. Elle donna une impulsion au sol et s'élança vers la fenêtre. En une fraction de seconde, elle était à l'extérieur.
En bas, une femme portant un costume de soubrette s'éloignait dans le jardin en direction d'un bosquet d'arbres, en courant à en perdre haleine. Hein ? Cette domestique n'avait tout de même pas sauté par la fenêtre ? Il y avait plus de huit mètres de chute ! Il fallait l'arrêter, avant que tout ce bordel ne rameute les gardes, et vite. Dans un piqué rapide, Yuriko la rattrapa et la frappa violemment à plusieurs reprises pendant sa course, s'attendant à voir sa cible s'effondrer dans l'herbe avec quelques os brisés. Il n'en fut rien. Un projectile sombre toucha la soubrette à l'épaule. C'était la flèche de Mannrig. Ces coups la ralentirent quelque peu, mais elle gagna la lisière du bosquet avec une vivacité inattendue. Yuriko, sceptique, resta à sa hauteur en planant au-dessus des arbres. Bientôt, la fuyarde gagna le mur d'enceinte, l'escalada en quelques secondes, sauta et atterrit dans la rue. Elle s'était débarrassée de sa tenue de domestique, la laissant tristement abandonnée au sommet de la paroi qu'elle venait de gravir. Yuriko accéléra un chouïa. C'était pas le moment de la perdre. Cette femme ne se contentait pas de courir vite ; elle franchissait les barrières et les divers obstacles avec une agilité quasi-surnaturelle, sans qu'ils la ralentissent d'aucune façon. Yuriko prit un peu d'altitude sans la quitter des yeux ni s'éloigner d'un pouce de sa trajectoire et, quand elle fut prête, fonça et lui décocha un coup de coude en visant l'arrière de la tête. Elle toucha, mais l'autre continua de courir de plus belle. Tu vas tomber dans les vapes, oui ? Pas évident. Depuis qu'elle s'était défaite de son déguisement, une tenue noire de type ninja à l'occidentale était visible. De toute évidence, ce n'était pas une novice. "Hé, lança-t-elle dans l'espoir que des paroles sensées aient plus d'impact, arrête-toi deux secondes, tu veux ?" En plus, elle-même commençait à fatiguer. "Je vais te tuer si je continue, rien ne sert de s'entêter !" Pas de réponse. "Oui ou merde ?" Toujours rien. Elle jeta un regard en arrière. Ils s'étaient sacrément éloignés de la propriété Sandberg. Sentant une grande lassitude d'incomprise chronique l'envahir, elle ajusta son vol sur la course effrénée de la Ninja, et lui lança en essayant d'avoir l'air menaçant malgré l'air qui, justement, venait à manquer : "Bon, ça suffit ! Maintenant, tu t'arrêtes. J'ai pas envie de..." Elle s'étrangla. Au bout de la rue, un groupe de soldats arrivait. À leur tête, elle reconnut le Shivatien. Ce dernier marchait à côté d'un autre homme qu'elle ne pensait pas avoir déjà vu, mais déjà sa présence n'augurait de rien de bon. "C'est vraiment de la triche, hein, vous savez" lâcha-t-elle à l'attention de la coureuse, avant de faire brusquement demi-tour. Dans l'immédiat, elle devait sauver sa propre vie. Ensuite, il faudrait prévenir les autres, et ils avaient intérêt à ne pas traîner ici trop longtemps.

Suite dans un bon moment.