dimanche 26 juillet 2009

Americhan beauty

25/07/2009

Edit : Je vire les espaces entre chaque paragraphe, c'était un peu naze. Je préfère sans.

Une foule dense se mouvait dans les rues. Yuriko enfila comme elle pouvait le manteau qu’elle venait d’acheter, malgré les bousculades répétées, et retourna les poches de celui qu’elle portait avant, pour récupérer son blé et ses cigares. C’était un beau vêtement, il lui seyait bien mieux que l’autre, en tout cas. Elle jeta l’ancien près d’un tas d’ordures, composé essentiellement de déchets organiques. Ce détail lui fit relever la tête, et remarquer deux choses. La première, c’est que ses déambulations l’avaient amenée tout près d’un marché ouvert ; la seconde, c’est qu’Hiruko n’était plus avec elle. La populace lui envahissait le champ de vision. En fouillant du regard, il lui sembla apercevoir le visage qu’elle cherchait, mais au bout de quelques secondes, la face avait disparu. De toutes façons, c’était pas sûr que ce soit la bonne, et puis, même, elle était assez grande, non ?
Le marché était immense, on n’en voyait pas le bout. N’écoutant que sa curiosité, Yuriko s’engouffra dans la grande rue, en laissant traîner son regard au hasard des étalages. Décidément, cette ville était plaisante, pleine de surprises et de variété. Tout ce qu’elle voyait lui semblait neuf et changeant, éternellement jeune. Il faudrait voir si ça tiendrait sur la durée, et pour cela, s’y installer, peut-être ? Tiens, des lapins. Mannrig aimait bien les lapins, et puis, il disait souvent vouloir se lancer dans l’élevage. Elle en acheta un, un blanc, et le mit dans sa besace après qu’on lui eût refusé un emballage cadeau. Pourtant, il n’y avait pas besoin de grand’chose : du papier kraft, un ruban rose et c’était tout bon. En continuant un peu à marcher, Yuriko finit par trouver le stand approprié, et s’en approcha en se demandant combien ça pourrait coûter. Bonjour, dit-elle en tendant le lapin présumé à la couturière mijaurée qui trônait derrière son comptoir, je voudrais un ruban, c’est pour offrir. Oh, qu’il était mignon, oui, elle s’occupait de ça tout de suite ! répondit la vendeuse en saisissant avec des gestes experts une paire de ciseaux très pointus et un mètre quarante environ de ruban de soie rose, avant d’attraper vivement le petit mammifère et de le jeter en l’air. Yuriko cligna des yeux et observa, ébahie, le lapin halluciné se faire décorer d’un ruban rose dans une posture acrobatique, sans même toucher le sol, puis retomber entre les mains de la couturière une fraction de seconde avant que les ciseaux encore fumants ne se plantassent avec un bruit sec dans le bois de l’établi de travail.
Un silence respectueux se fit, alors que les derniers lambeaux de ruban rose choyaient autour de la couturière, dans un ballet tournoyant, comme les feuilles des arbres dansant sur les ruines de l’été. Elle rouvrit les yeux, et ce fut le signal. Un tonnerre d’applaudissements submergea la star, et bientôt elle se fit emporter par la foule en délire, pour qui rien n’existait plus que l’idole païenne qu’ils venaient de prendre pour déesse. Yuriko se pencha et ramassa le lapin délaissé. Au moins, maintenant, il avait un ruban. Et rose, en plus. On n’allait pas trop tarder à rentrer, vu que la lumière du soleil commençait à décliner. C’était la fin du jour, et surtout le début de la nuit. On entrait maintenant dans les heures enfumées des tables de jeu et des alcools de brune ; la froide lumière du soleil s’esbignait derrière l’horizon, pour laisser place à la nuitée, moite et chaleureuse.
Il fallut à Yuriko une bonne heure pour retrouver l’auberge où ils s’étaient arrêtés. Mannrig dégustait un Surprenez-moi à la table du fond. Elle s’approcha, sortit le lapin de sa besace, et le tendit au sauvage en le tenant par les oreilles (le lapin). Tiens, cadeau, c’était le premier d’un élevage qui serait un jour, heu, gargantuesque. Il avait l’air content, tant mieux. Comme il lui demandait où était passée Hiruko, elle lui expliqua que cette dernière s’était spontanément changée en lapin, comme ça, dans la rue, et qu’il la tenait entre ses mains. Au moins, ça n’appelait pas de questions supplémentaires. Eh, dis, sinon, ne voulait-y pas aller visiter le tripot avec elle ? C’était plus drôle à deux, non ?

Des lumières envahirent les yeux de Yuriko. À peine entrée, elle avait reconnu ce bruit caractéristique ; cette rumeur faite de dizaines de voix indicibles, les chocs de la bille sur le plateau de la roulette et, au cœur des bavardages impersonnels, les exclamations de surprise ou de joie, qui à chaque fois témoignaient d’un gros gain, d’une prise de risque ou d’un quinte flush, quelque chose comme ça. L’odeur de tabac, d’anxiété et d’argent sautait aux narines dès que l’on franchissait le pas de la porte. Cet endroit était excitant comme dix rails de coke et convivial comme un Surprenez-moi, comment pouvait-on ne pas l’aimer ? Un jour, elle y amènerait la sainte, et ça la guérirait, c’était sûr. Elle se dirigea d’un pas rapide vers la roulette, mais il y avait besoin de jetons, et elle dut aller faire changer son argent au comptoir. Il fallait garder six pièces d’or pour payer Roger, il lui en restait donc un peu plus de deux. Seulement ça… Bah, pas grave, de toutes façons, elle allait gagner plein de fric, alors… Elle alluma un cigare, courut presque vers la roulette, déposa dix jetons d’argent sur la table, et annonça « le 31 », mais ce fut le 11. Double mise sur le 27, et tomba le 23. Cette fois, elle annonça le 24, en doublant à nouveau la somme. Le 11 tomba à nouveau.
Elle s’arrêta un instant pour réfléchir. Le 11 ne tomberait plus ce soir-là, en tout cas, pas avant un bon moment. Par contre, l’impair était tombé trois fois de suite ! Elle posa son unique jeton d’or, et déclara « pair. » Ce fut bon. Quelque chose lui disait que le pair allait à nouveau tomber, elle prit ses deux jetons d’or et les remit en joue. Ce fut pair, à nouveau. Tiens ? Trois impairs, et deux pairs. Pour que la boucle soit bouclée, il fallait… Oui, pair ! À présent, c’était équiprobable. Elle avait huit jetons d’or. Certes, elle pouvait tout perdre, mais enfin, quand même ! Cela pouvait tout aussi bien se transformer en seize jetons. Alors, le pair ou l’impair ? Le pair lui avait porté chance, c’était pas le moment qu’il la lâche, mais jusqu’ici, ç’avait été un ami plutôt fidèle, alors… Pair ! L’impair tomba. Et merde. Yuriko se releva et s’éloigna un peu de la table de jeu. Elle avait le tournis. Mannrig, qui n’avait pas beaucoup plus gagné qu’elle, ne tarda pas à faire la même chose, et lui proposa une partie de Poker. Que voilà une bonne idée ! Ils s’installèrent à une table avec quatre autres joueurs, et commencèrent avec dix pièces d’argent, pour n’effrayer personne. Elle perdit la première partie. Mannrig était un excellent joueur. Ils doublèrent la mise et, cette fois, elle se concentra sur les visages soucieux et les fronts plissés. La victoire échût au joueur qui se trouvait à sa droite. Il fallait le surveiller, lui aussi. Troisième partie, avec cette fois quarante jetons d’argent en jeu. Tout le monde était concentré, mais elle eut juste la bonne main qu’il fallait, et l’emporta de justesse. La partie suivante fut rapide ; elle gagna également. À présent, elle avait pas mal de thunes, et retourna à la roulette. Après quelques coups de chance, elle monta à vingt jetons d’or de gains, mais en perdit la totalité au bout de quelques minutes. Il lui restait les six cent jetons d’argent qu’elle avait gagné au poker. C’était juste assez pour payer Roger, heureusement, car la réserve de six pièces d’or qu’elle avait conservé au début n’avait pas tenu longtemps. Un instant, elle avait cru qu’il ne lui resterait pas suffisamment. Le hasard avait bien fait les choses, finalement.
Elle sortit, il faisait frais. Mannrig était juste derrière, et lui demanda combien elle avait gagné. Oh, ben, heu… répondit-elle en s’apercevant qu’elle n’avait pas fait le change. Il devait être une heure du matin, à peu près. Elle jeta un coup d’œil au sauvage. Le lapin, qui d’après lui était une lapine, sommeillait dans un pan de sa veste. Tandis qu’il allait se coucher, Yuriko retourna au tripot pour rendre les jetons et récupérer son dû, parce que tout de même, c’était plus pratique d’avoir un peu de fraîche sur soi.
Une fois ceci fait, elle retourna à l’auberge pour y passer la nuit, comme font les honnêtes gens. Cela avait été une excellente soirée, comme on en voudrait plus souvent. Cette ville était un endroit fabuleux, une perle rare ! C’était décidé, elle s’y installerait, au moins pour essayer. Elle s’allongea dans son lit, un sourire aux lèvres, paisible. Demain serait un autre jour.

Deux heures plus tard, on ouvrit la porte de sa chambre à la volée. Yuriko posa sur la commode le bouquin qu’elle avait entamé, et demanda à un Mannrig surexcité la raison de cette intrusion. Après avoir dormi une bonne heure, pour être en forme, elle avait commencé à lire le second des trois livres qu’elle avait empruntés de manière définitive à la bibliothèque de Brudge, mais voilà qu’on la dérangeait au moment où ça commençait à devenir intéressant. Des lapins enflammés pourchassant de pauvres petits lapins blancs avaient attaqué la ville de Brudge, justement ! Hein ? Comment le savait-il ? Ben, il l’avait rêvé. Mais c’était un rêve prémonitoire, sûr, et d’ailleurs, les lapins non incandescents représentaient vraisemblablement les habitants ! Oh, vraiment ? Et il y avait autre chose ? Oui, pendant que ses sbires détruisaient la ville, le lapin-sorcier incantait et disait genre qu’il était trop tard, et que l’étoile rouge de la destruction allait raser la ville. Rien que ça. Et aussi, il disait que la dame aux miracles (mémoire personnelle défaillante concernant ce rêve) n’était plus là, que c’était trop tard, et tout et tout.
Tout ceci ressemblait fort à l’apocalypse selon sainte Jedidah, surtout, il fallait pas paniquer. Une dame aux miracles, disait-il. Yuriko réfléchissait intensément. Les gens qui faisaient des miracles, on les appelait comment, déjà ? Les prophètes ? Non. Les saints ! La sainte ! Elle le dit à Mannrig, qui s’exclama que point de doute il n’y avait : la leur, de sanctifiée, avait quelque chose à voir avec ça. Il fallait donc la réveiller. Ah, au fait, il avait tué Hiruko, dans un moment de panique. Quoi ? La lapine ? Oui, quand il s’était réveillé de ce cauchemar, en sueur et effrayé par l’attaque lapinesque, il l’avait attrapée et l’avait explosée contre le mur, histoire de s’exorciser. On l’y reprendrait à faire des cadeaux, se dit Yuriko, avec une petite pensée, brève mais émue, pour l’animal. Ils montèrent l’escalier, la sainte dormait au deuxième étage, mais où ? Travail d’équipe. Yuriko frappait aux portes en passant, et Mannrig les ouvrait derrière, cherchant Skyla dans ces visages bouffis et ces grognements hirsutes. Au bout d’un moment, il s’écria « elle est là » et sa coéquipière fit demi-tour pour aller voir. En effet, elle était là.
Si le Valium avait existé, sainte Jedidah en aurait sans doute vidé cette nuit-là plus d’un tube, à voir la tête qu’elle faisait en écoutant les explications (quelque peu confuses, il faut bien l’avouer) de Yuriko et du sauvage. L’apocalypse qu’elle avait prédite était enfin arrivée ! Les lapins enflammés avaient attaqué Brudge ! Ce rêve était prémonitoire ! L’étoile rouge allait raser la ville ! Hiruko s’était transformée en lapin ! Skyla sembla réagir quelque peu à cette affirmation de Yuriko, qui regrettait déjà ses paroles. Oui, expliqua-t-elle, hier, alors que je marchais avec elle, elle s’est subitement –ne me demandez pas pourquoi- changée en lapin. Cela arrive même aux meilleurs, hein. Mais, dit la sainte, peu crédule à trois heures du matin, je l’ai vue aller se coucher en même temps que moi, ce soir même ! Ah oui ? Voilà qui serait étonnant… Elle était dans cette chambre, ajouta-t-elle en montrant une porte voisine que Yuriko ouvrit en affectant d’être sûre d’elle. Hiruko était là, dans son lit, réveillée depuis un moment. C’était pas étonnant, avec tout ce barouf. Peut-être qu’en allant vite, elle pourrait la défenestrer avant que les autres ne l’aperçoivent ? Non, c’était une mauvaise idée. Cherchant un moyen de se sortir de là sans sacrifier pour ce faire sa crédibilité, Yuriko posa son index sur sa bouche en adressant un regard éloquent à la l’asiatique ensommeillée, et referma la porte. « Je l’avais dit, elle n’est pas là. » déclara-t-elle à Skyla, l’air désolé. Mais elle insistait pour vérifier par elle-même, alors il lui fallut rouvrir la porte, et ajouter que oh, quelle surprise, mais comment qu’ça s’fait que je t’avais pas vue !?
Léander sortit de sa chambre et demanda ce qui se passait. Pourquoi faisaient-ils tant de bruit ? Il apparaissait, déclara Mannrig, qu’ils allaient sans doute devoir repartir pour Brudge. Quoi ? Alors, d’apprendre qu’une étoile apocalyptique vînt de choir, ou fût sur le point de le faire (ce qui était pire) sur une ville, ça lui suffisait pour y aller ? Ils avaient fait un voyage aussi lent que pénible, et Yuriko venait tout juste de décider qu’elle s’installerait ici. Hors de question de repartir dès maintenant pour de longues semaines, simplement pour s’assurer que oui, la mort avait frappé Brudge et que, d’ailleurs, il n’y avait plus rien à faire.
C’était décidé, elle irait elle-même là-bas, et reviendrait le jour suivant pour leur faire part des nouvelles du front. Hein ? Mais c’était impossible, dit Léander. « Impossible n’est pas Yuriko ! » répondit-elle avec une pose vraiment classe, avant de prendre les paris. Il y avait deux mille kilomètres à faire. Elle serait de retour le lendemain, même heure. Dix pièces d’argent à ma droite… qui dit mieux ? Pff… C’était vraiment une bande de petits joueurs. Heureusement qu’il y avait encore des pigeons comme Léander pour claquer leur grisbi à l’occasion dans des paris foireux.

Après une dizaine d’heures de course effrénée, Yuriko ralentit, car elle approchait de Brudge. La ville n’avait pas été remplacée par un gros cratère fumant, le ciel n’était pas noir corbeau, les charognards ne dévoraient pas les restes des habitants, il n’y avait pas trace d’une attaque de lapins enflammés ni d’odeur de chair brûlée dans l’air. Pour ainsi dire, tout semblait normal. Avec une prudence véritablement myopathique, elle s’approcha de l’une des maisons, puis la toucha du bout du doigt, avant d’oser (carrément) poser sa main dessus, puis les deux. Aucun doute n’était permis : c’était de la pierre. Une vraie maison en vraie pierre, avec du mica, du grès et d’autres impuretés, parfaitement aux normes de construction et sans rien d’anormal.
Elle fit mine de faire demi-tour, puis changea d’avis. Il fallait vérifier autre chose. Entrant quelque peu dans la ville, elle toucha de l’index l’épaule de quelqu’un au hasard. Là aussi, c’était bien de la chair, composée vraisemblablement de 70% d’eau, de sel, de sucre et de quelques carbones. Rien à signaler. L’homme se retourna et lui demanda oui ? Qu’est-ce qu’il y avait ? Rien, elle voulait juste s’assurer d’un truc. Visiblement, il la prenait pour complètement barge. Bah, pas grave.
Elle s’éloigna un peu des habitations, et commença à courir, jetant un dernier regard par-dessus son épaule à la ville portuaire. Après tout, elle aurait simplement fait un bon footing et gagné un pari, se dit-elle pour se consoler. Cette journée n’avait pas été perdue, ni particulièrement désagréable. La seule chose qu’elle regretta réellement, sur la route, c’était de ne pas avoir pris de sandwich à Brudge, mais c’était trop tard pour faire demi-tour : le challenge l’attendait.

Sans se laisser griser par le tango argentifère des cartes et des billets verdâtres, Yuriko dévala à vitesse réduite les ruelles Americhaines, direction l’auberge. Surprenez-moi colorés, danseuses dévêtues, ivrognes abattus, chevelures pailletées, volutes de fumée et paradis perdu. Cette ville était une merveille.
Elle ouvrit la porte d’un geste théâtral, puis s’aperçut que personne ne l’avait attendue, et qu’en plus, comme il était tard, ils étaient sans doute allés se coucher. Génial. Il n’y avait même pas Roger, elle l’avait raté, c’était sûr. Elle s’approcha d’un pilier de bar qui pintait dans un coin, sortit de sa poche une seringue, puis préleva vingt millilitres de graisse sur le pachyderme. Ensuite, elle vida le petit réservoir sur le comptoir et demanda une bougie allumée à la serveuse accorte dont les lèvres pulpeuses et gorgées de sang foncé articulèrent avec érotisme un « tout de suite » aguicheur et mystérieux comme un pari incertain. Yuriko se saisit du morceau de paraffine que lui tendait la lesbienne généreuse, et approcha lentement la flamme de la petite flaque de gras brun. La substance prit feu à quatre centimètres, ce qui indiquait un degré d’éthylisme proche de vingt-trois heures trente. Elle avait gagné son pari !
Après avoir monté les escaliers quatre à quatre, Yuriko tambourina à la porte de Léander, puis entra dans sa chambre pour lui annoncer qu’il avait perdu. Et pour ce qui était de Brudge ? Quoi, Brudge ? Ah, oui, Brudge ! Eh bien, dorénavant, ce n’était plus qu’un gros cratère noir. Non, c’était une blague, en fait, il n’y avait rien. Comment ça, « rien » ? La ville avait été désintégrée ?! Ben non, mais rien ne s’était passé, quoi. Brudge était comme neuve, ou plutôt pas plus délabrée qu’elle ne l’était quelques semaines auparavant… Maintenant qu’il était rassuré, le pèze, vite. En fait, Léander avait prévu de l’arnaquer depuis le début : elle avait mis moins de vingt-quatre heures à faire l’aller-retour, et d’après lui, elle avait perdu son pari. Yuriko grogna que vice de forme, il y avait et que sur les mots, il jouait, mais finit par payer, de mauvaise grâce. En ce qui concernait cette petite panique, elle était désolée, hein, mais c’était la faute de Mannrig, qui lui avait dit que c’était un rêve prémonitoire. Les rêves prémonitoires… Savait-elle qu’on commençait tout juste à explorer ce domaine de la psychologie ? De la quoi ? De l’étude des boyaux d’la tête, parce que psycho = des boyaux de la tête et logie = de l’étude. Enfin bon, si c’était un rêve montrant l’avenir, cela pouvait tout aussi bien arriver dans l’avenir, non ? Il y croyait, lui ? Oh, savait-elle, en ce moment, il était prêt à croire n’importe quoi, avec des saintes chirurgiennes qui soignaient les gens en claquant des doigts, et puis « il y a vous ! Vous revenez de Brudge, je vous rappelle ! Vous volez… ». Ah, mais non, elle, ça n’avait strictement rien de surnaturel ; tout le monde pouvait faire ça chez soi avec un peu… Bon, d’accord, avec beaucoup d’exercice. La seule différence étant la facilité avec laquelle cela s’utilisait. Certains y étaient naturellement prédisposés, d’autres non, voilà tout. Ah oui ? Cela l’intéressait beaucoup !
Au fait, Roger était revenu ? Roger ? Ernst. Ah, l’indic ? Non, mais il avait envoyé une lettre, qu’elle demande à Mannrig, c’était lui qui l’avait gardée. Ok, d’accord, elle ferait ça, répondit-elle en se dirigeant déjà vers l’escalier, avec dans l’idée d’aller réveiller le sauvage. Il était dans quelle chambre, déjà ? Ah, oui, celle-ci. Ouuh, dis, ça sentait le cadavre, là-dedans. Des taches sombres maculaient le mur du fond, et les morceaux pourrissants d’une carcasse animale jonchaient le sol. Yuriko parvint reconnaître en cette masse sanguinolente la défunte lapine et l’observa avec attention, vu que c’était encore plus fun qu’écoeurant. Ensuite, et parce qu’elle était quand même venue pour ça, elle s’approcha du chevet du pithécanthrope endormi et le réveilla d’un coup de pied, parce qu’avec un bisou ou la radio, de toutes façons, ça n’aurait pas marché. Salut, il était vingt-trois heures, et elle aurait aimé voir la lettre envoyée par Roger, s’il te plaît. Léander entra en jetant des regards affolés sur les morceaux de barbaque, ne sachant pas trop comment réagir. Mannrig sortit lentement de sa torpeur et indiqua un bout de papier (?) sur la commode, pendant que l’érudit s’approchait pour lui poser plein de questions sur sa mère et le rapport qu’il entretenait avec elle. Le sauvage se tenait la tête à deux mains, expliquant que vous savez, sa mère, il l’avait pas beaucoup connue, et que d’ailleurs il s’en souvenait même pas vu qu’il avait dû se débrouiller tout seul dans la forêt très jeune, avec les lapins…
Yuriko déplia le message. Roger disait que salut les p’tits poux, il était tombé sur quelque chose d’énorme, et ses tarifs passaient à dix pièces d’or. Ah bon. Il ajoutait qu’il risquerait sa réputation (d’indic fiable ?) dans cette affaire, et qu’il les retrouverait deux jours plus tard. Au fond, Yuriko regrettait presque de l’avoir envoyé sur cette piste. Ils en avaient eu la preuve deux semaines plus tôt, Bardley et ses potes (si ce n’étaient pas déjà des serviteurs) ne rigolaient pas. Il n’y avait qu’à espérer que l’indic’ se contenterait de risquer sa réputation, et qu’il ne ferait pas de conneries. Le message n’en disait pas plus, Mannrig, par contre… Il était en train de démontrer à un Léander ébahi que quand vous vouliez rentrer dans une ville, si vous disiez que c’était pour faire du commerce de lapins, on vous laissait passer sans problème, et que, d’ailleurs, il était sorti de la forêt parce que les lapins faisaient les gros yeux, refusaient de lui parler, etc. Il voulait trouver la solution à ce problème. D’ailleurs, c’était pour cette raison qu’il avait fait ce rêve (prémonitoire, oui, c’était sûr), il fallait absolument qu’il éradique les lapins enflammés pour se faire pardonner auprès des autres. Mais il n’était pas fou, hein, il comprenait aisément que tout cela n’était qu’une métaphore ingénieuse, et qu’il fallait trouver le message qui se cachait derrière ces symboles. À la fin, c’était Léander qui avait l’air vraiment fatigué. Yuriko s’en fut sur ces entrefaites, préférant s’éclipser avant d’y laisser trop de neurones.
Son heure de sommeil fut à peu près tranquille, rassérénée par la certitude qu’elle avait d’avoir enfin trouvé un endroit à sa convenance. Il faudrait penser à acheter une portion de ce coin de paradis, au fait. Demain. Elle n’oublierait pas. Et demain, aussi, elle préviendrait les saintes pleines de flouze qu’elle n’avait pas assez pour payer toute seule les informateurs onéreux qu’elle dépêchait pour leur pomme.

Allez. Réveille-toi. Allez. Réveille-toi. La sainte se réveilla. Le soleil était déjà assez haut. Au début, elle semblait ne pas s’être aperçue qu’elle n’était pas seule, mais au bout de quelques secondes, son regard se posa sur la porte entrouverte, et elle se figea. « Qu’est-ce que vous faites dans ma chambre ? demanda-t-elle d’une voix glacée qui ne lui était pas coutumière. Dégagez.
- Oh, quoi ? C’est pas interdit, non ? » répondit Yuriko, adossée au mur qui se trouvait à côté du lit, et un peu agacée du fait qu’on lui dise de se casser avant même qu’elle ouvre la bouche. C’était vrai, tout de même, voilà comment on la remerciait de se soucier du bien-être des autres ! Peut-être qu’elle aurait préféré un réveil express avec des claques, du café, des pompes et un footing d’une petite vingtaine de kilomètres à cinq heures du matin ? S’il n’y avait que ça pour lui faire plaisir, pas de problème, ça pouvait s’arranger. Intérieurement, elle se promit qu’elle ferait ça un de ces quatre matins. « Bon, maintenant, je saurais, dit-elle en ravalant quelques insultes qui eussent été bien plus spontanées, il se trouve que j’ai engagé un informateur pour faire quelques recherches sur votre… Bardley, qui, pour être franche, me débecte un peu, moi aussi. » C’était pas bientôt fini de la regarder avec des yeux de merlan frit et légèrement courroucé de l’être ? Rester zen, ne pas la brusquer, ne pas l’insulter, ne pas lui faire de remarque désobligeante, raciste, infâmante ou justifiée. Après avoir passé une bonne partie de la nuit à faire de la relaxation, Yuriko était parfaitement calme et pacifiée, purgée de toute violence. Pourquoi fallait-il que Skyla troublât son éden à peine éveillée ? « Et, je me sens obligée (le fric, toujours le fric) de vous prévenir que, d’une part, il sera de retour après-demain soir et que, d’autre part, il a augmenté ses tarifs…
- Vous voulez de l’argent, c’est ça ?
- Ouais. Plus ou moins. Enfin, ce que je veux dire, c’est que si vous pouviez le payer à ma place, ça m’arrangerait bien, parce que… » Après tout, c’était pas elle qui avait des monomaniaques à tendances évangilophiles sur le dos, et qui était payée pour éradiquer la menace d’une apocalypse même pas avérée. Apocalypse qui, si on la prenait dans son sens littéral, était un peu n’importe quoi, mais qui, si on la prenait au sens figuré, pouvait aussi bien être un présage de guerre, non ? Tout était une question de degrés d’interprétation, comme pour ce bouquin, la bible. Skyla avait lu quelque chose. Elle, Yuriko, avait compris autre chose, et parmi tous ceux qui l’avaient lue, on pouvait sûrement trouver des points de vue incroyablement disparates. Un silence un peu gêné s’était installé. La sainte avait l’intention d’aller à l’église, comme d’autres plongent la tête dans un seau d’eau glacée à peine sortis du lit. Chacun se réveille comme il peut, mais quand même, il fallait la prévenir. Qu’elle fasse gaffe, surtout, parce que les églises, c’était plein de vieux, et hargneux, en plus. Ils sortaient surtout la nuit, mais ce n’était pas une raison pour baisser sa garde. ‘ttention, hein ?
Après s’être faite traiter de folle par la chrétienne hystérique, Yuriko descendit prendre son petit déjeuner, et retrouva à leur table attitrée un Léander encore mal remis de la psychanalyse de Mannrig. Ce qu’il avait entendu devait être plutôt dérangeant. Il fallait lui parler d’autre chose, voilà tout. Voyons voir, heu… Il avait semblé plutôt intéressé par ce qu’elle lui avait dit de l’énergie interne, aussi aiguilla-t-elle la discussion dans cette direction. Cela fonctionna très bien, un peu trop bien, même, et il redevint bientôt comme il était d’habitude, c’est-à-dire piqué d’une curiosité insatiable. Les questions fusaient. À ce rythme-là, on en avait pour l’après-midi.
En effet, on en eut pour l’après-midi, et par ailleurs, ce babillage était loin d’être inintéressant. Cet érudit était pétillant de ressources et de curiosité, empreint d’un émerveillement de tous les instants qui n’en finissait pas de la surprendre. Un émerveillement fabuleux, constant et, pour ainsi dire, juvénile.

C’était le soir. Léander avait fini par retourner dans ses quartiers, ainsi que Mannrig et la sainte. Yuriko était retournée à cette table finalement bien agréable, pour y fumer en solitaire son seul cigare de la soirée. L’onanisme pouvait revêtir bien des formes. Ses yeux étaient fermés, et leurs bords étaient plissés par un sourire. Elle se rappelait, cet après-midi, avoir vu le sauvage passer avec à la ceinture une petite sacoche aux oreilles de lapin. Finalement, un cadeau trouvait toujours une utilité quelconque. Elle attendit à sa table jusqu’à ce que les derniers petits cylindres de cendre grise tombassent lamentablement à ses pieds. Qu’attendait-elle ? Rien de particulier. Peut-être Roger aurait-il l’idée de revenir un jour plus tôt ? Peut-être un trompettiste noir viendrait-il illuminer la scène et la soirée ? Peut-être ferait-elle une rencontre fortuite mais enrichissante ? (Oui, je suis un hippie pacifiste et végétarien, j’écoute du reggae et je vous emmerde.)
Finalement, rien ne se passa ; ça aussi, c’était inattendu. Elle monta dans sa chambre, en se souvenant qu’elle avait oublié de s’occuper de l’achat à crédit d’une propriété. Il faudrait qu’elle se trouve un boulot, aussi. Plus vraiment envie de bosser en tant que tueuse à gages, même si par ici, l’offre ne devait pas manquer. Le statut d’indépendant était assez stressant et précaire, et en plus, quoi qu’on en dise, le métier était plutôt dangereux. Bah, on verrait bien, elle n’était pas pressée. Elle éteignit les bougies et s’endormit.

Une lente foule obscure se mouvait entre les murs rouges. C’était une sorte de village minier aux toits noirs, au-dessus duquel d’épaisses fumées industrielles étaient suspendues, immobiles et intimidantes. Les gens marchaient comme des somnambules : ils n’avaient pas de visage, et sur leurs faces lisses étaient imprimés des symboles rouges et noirs. Pique. Cœur. Trèfle. Carreau. Ils avançaient tous dans la même direction, tenant tous dans leur main droite, à hauteur de leur tête, une carte.
Au bout d’un moment, ils rejoignirent une grande file indienne, composée d’individus similaires. Chacun d’entre eux portait sa carte bien haute, comme un absurde trophée. Au bout de cette procession se trouvait une grande estrade de pierre, entourée de marches hautes et gardée par des bonshommes semblables aux autres, mais armés de lances pointues, ayant bien sûr la forme du symbole « pique ». Les hommes-cartes montaient sur ce piédestal à la suite les uns des autres, accueillis une fois rendus au sommet par un bouffon hilare assis derrière une table. Chacun son tour, ils posaient leur carte, que les doigts graciles de leur maître faisaient disparaître immédiatement dans les replis d’un mouchoir de soie, comme ceux des magiciens de scène. De l’autre main, il jouait avec un sceptre jaune or.
Une fois sa carte disparue, chaque porteur allait lentement se jeter dans une grande fosse qui se trouvait derrière la table, comme pour y mourir, et à chaque fois que l’un d’entre eux sautait, cette étoile rouge, dans le ciel noir de fumée, grossissait un peu plus. Sans qu’elle sache vraiment pourquoi, cette atmosphère lui semblait terriblement angoissante. Yuriko cessa de regarder l’étoile un instant, le bouffon se tenait devant elle, son sceptre à la main. Il souriait, les grelots de son chapeau firent un petit bruit. Soudain, il la frappa à la tête du bout de son accessoire doré.

Elle était en sueur, ses doigts étaient crispés sur le tissu de son lit. Au bout de quelques minutes, le noir cessa de l’inquiéter, et elle comprit qu’elle se trouvait dans sa chambre. Seul la hantait à présent le souvenir du rêve. D’une main fébrile, elle attrapa une bougie sur sa table de nuit, et l’alluma en tâtonnant. Surtout, ne pas y accorder plus d’importance que cela n’en avait réellement. Gardant cela en tête, Yuriko fouilla dans son sac et en sortit ses cartes. Le bouffon la regardait, c’était exactement le même que celui du cauchemar. Il portait un sceptre, absolument identique à l’autre. Elle fouilla un peu dans les cartes jusqu’à trouver l’as de pique. Le dessin était, là aussi, le bon. Ouh, là, attention au danger de l’interprétation abusive : quand on cherchait des coïncidences, le plus souvent, on en trouvait. Et cette étoile rouge… C’était troublant, mais il ne fallait pas se laisser gagner par cette folie de la superstition. Elle frissonna légèrement. Si elle commençait à prendre toutes les similitudes pour des signes, elle ne mettrait pas longtemps à finir comme cette sainte. Tout mais pas ça. Cela faisait trop longtemps qu’elle jouait avec le même jeu, il faudrait en changer, voilà tout.
Enfin bon, à présent qu’elle était réveillée, que faire ? Un peu de course à pied ? Non, pas envie pour le moment. Yuriko se saisit du livre qu’elle avait commencé l’autre jour, et retrouva sa page. Il lui en restait environ un tiers, mais elle ne parvint pas à se concentrer dessus avant un bon moment, car l’image du bouffon et de l’étoile rouge ne voulait pas la quitter.
Au milieu de la nuit, elle entendit un pas traînant dans l’escalier, leva les yeux de son bouquin, et les rabaissa. Un pochetron qui allait dormir, sans doute. Elle déduisit du nombre de pages qu’elle avait lues qu’il s’était écoulé environ une heure. Les bruits cessèrent quand le soudard s’écroula, pas très loin de sa porte. Yuriko soupira imperceptiblement, plia la page à laquelle elle était rendue, et se leva. On n’allait pas le laisser comme ça, quand même. Au moins fallait-il l’aider à se traîner jusqu’à sa chambre. Après tout, il n’avait certainement pas fait exprès de l’interrompre juste au début de l’avant-dernier chapitre ; elle n’avait pas de bonne raison de lui en vouloir outre mesure.
Yuriko fit un premier voyage sans prendre de lumière, ouvrit sa porte et s’aperçut qu’il faisait noir. Une respiration rauque émanait de l’obscurité. Comme ce n’était pas super pratique, elle fit un aller-retour express, puis un autre plus lent, car le premier avait éteint sa bougie. Dans le couloir était étendu face contre terre ce qui semblait être un homme habillé de vêtements sombres. Elle s’approcha, s’accroupit à côté de lui et posa la main sur l’épaule. Sous ses doigts, c’était moite. Ouh, là, ça lui rappelait quelque chose, ça, et pas de bons souvenirs. Si on ajoutait à cela que l’homme affalé ne traînait pas avec lui l’odeur caractéristique d’alcool et de sueur que laissent dans leur sillage les gens beurrés, il y avait de bonnes raisons de penser que ce n’était pas la boisson qui l’avait mis dans cet état. Yuriko regarda sa main : c’était bien ce qu’elle craignait. La paume était rouge.
Assez maladroitement, elle retourna le corps inerte. C’était Roger, et dans un sale état. Il avait pas mal d’entailles au niveau du visage, et une auréole de sang s’étendait sur le sol, derrière lui. Beaucoup de trous pas naturels du tout avaient pris place sur le buste et les membres. Merde ! Merde ! Il se vidait de partout ! Yuriko paniquait, pensa à lui transmettre son énergie pour le soigner, mais ça n’aurait jamais suffi ! Elle pouvait aider à la réparation, pas rafistoler un puzzle pareil. Pas besoin d’être médecin pour s’en apercevoir : c’est un miracle, qu’il lui aurait fallu. Hé, un miracle ?!
Quelques secondes plus tard, une porte qui se trouvait à l’étage juste au-dessus s’ouvrit d’un coup, et une sainte fut attrapée par les deux épaules, puis secouée sans ménagement. « Réveille-toi, réveille-toi, debout, allez ! Il va crever. » Skyla ouvrit des yeux fatigués, vit la personne qui l’avait réveillée, et s’emmitoufla dans ses couvertures en se tournant dans l’autre sens, comme pour échapper à un mauvais rêve. Elle ne comprenait pas ! C’était vraiment important ! Yuriko, à bout de patience, attrapa deux pans de la couverture de l’endormie, se fit un baluchon, et sortit en courant de la chambre, avant de dévaler les escaliers, d’ouvrir son paquetage en face de Roger étendu, et de redresser à bout de bras la sainte éméchée, mais réveillée. « Maintenant, c’est le moment de faire un miracle, je compte sur vous. » dit Yuriko sans cacher son anxiété. Avec une certaine réactivité, appropriée à la situation, Skyla se jeta sur le blessé, et commença à lui prodiguer les premiers soins.
Bientôt, les coupures au visage commencèrent à se refermer, et la chirurgienne annonça d’un ton professionnel qu’il était stabilisé. Etait-il encore en danger de mort ? Impossible de le savoir sans lumière, mais il y avait… merci, dit-elle à Yuriko, qui venait de poser deux bougies allumées à proximité du blessé. Dans tous les cas, des organes internes avaient peut-être été touchés, pour s’occuper un peu de ça, elle aurait besoin de son matos. Roger tenait serré dans son poing ce qui semblait être un bout de papier. M’enfin, c’était pas la priorité. Attendez ! Ce type était vraisemblablement poursuivi par ceux qui l’avaient mis dans cet état ; ces derniers pouvaient être au rez-de-chaussée, ou dans la rue, et débarquer à tout moment ! Ah, oui, pas faux ça. « Ma chambre est là, venez, on va l’y mettre.
- Doucement. Prenez les épaules, mais avec délicatesse. Voilà. » Elles le posèrent sur le lit. Et maintenant, ajouta Skyla, elle n’avait plus qu’à prendre un morceau de tissu quelconque et à effacer les traces de sang dans le couloir. Pourquoi faire ? Mise en situation : vous recherchez cet homme, vous l’avez blessé, et des traces de sang vous amènent jusque devant une auberge, puis vous conduisent à la porte d’une chambre du premier étage. Ah, d’accord. Et puis non, finalement, allez d’abord me chercher mon matériel. Une dizaine de secondes passèrent, puis une sacoche pleine de scalpels, compresses et bistouris atterrit à proximité de sa propriétaire, qui ne prit même pas la peine de remercier son esclave d’un jour, et retroussa ses manches avant d’attraper ses outils.
Le sauvage dormait paisiblement, dans une posture qui eût semblé inconfortable au commun des mortels, mais qui seyait parfaitement à cet homme des cavernes. Elle le réveilla avec une bonne grosse claque pour se calmer les nerfs, puis lui expliqua à toute vitesse que se lever, il fallait, car du danger, il y avait. Devant le mur d’incompréhension auquel elle se heurtait, Yuriko répéta avec lenteur et application que Roger était revenu, qu’il était blessé, peut-être poursuivi et que, subséquemment, elle attendait de lui, Mannrig, qu’il aille voir au rez-de-chaussée pour s’assurer que l’indic’ n’avait pas été suivi. Ça Y’en avait être bon.
Après quoi elle courut vers la chambre de Léander, pour lui hurler dans l’oreille : « venez voir, une opération de Battista ! » L’érudit était parfaitement réveillé, maintenant, elle pouvait lui dire que non, en fait, c’était une blague, mais qu’il y avait un blessé et peut-être des tueurs en bas, alors, s’il pouvait aider d’une manière ou d’une autre… Elle ? Eh bien, elle allait faire la femme de ménage portugaise, puisqu’on le lui avait demandé si gentiment. Ce disant, dans le couloir, elle déchira la couverture dans laquelle elle avait transporté Skyla, et essuya le gros du sang avec l’eau de la bassine qui se trouvait dans sa propre chambre. Ensuite, et quand la tache humide ne se différenciait plus (si ce n’était par l’odeur) d’une flaque de vomi qu’on aurait essuyé, Yuriko déchira un autre morceau de couverture, plus petit, et entreprit d’essuyer les petites gouttes que Roger avait laissé en bas et dans la cage d’escalier.
Au rez-de-chaussée, il n’y avait personne d’autre que Mannrig. Quelle heure pouvait-il bien être ? Où était le gérant ? En suivant et en essuyant les traces de sang, elle parvint à la porte, et jeta un œil dans la rue. Personne. Mannrig regardait aussi, et se tourna vers elle en faisant non de la tête. Ouf ! Elle s’autorisa enfin à se départir d’une part de son anxiété, et contourna le bar. Bientôt, le verre tinta alors qu’elle attrapait parmi les alcools forts une bouteille verte fluo, dont le volume élevé était plutôt bienvenu. Elle remplit un verre de cette mixture explosive, et monta les escaliers en notant au passage que les quelques gouttes qui s’échappaient de son récipient creusaient des trous dans le bois des marches.
Arrivée dans sa chambre, et voyant que Skyla avait recousu la brioche de Roger, Yuriko s’approcha du lit et tenta de verser une petite lampée de la boisson dans la bouche ouverte du convalescent, mais la doc’ l’en empêcha en demandant qu’est-ce que c’était que ça. Ben, c’était un remontant, quoi. De l’alcool ? Pour l’instant, elle préconisait surtout un maximum de repos. Il avait perdu beaucoup de sang, et elle ne savait pas si le foie et la rate avaient été touchés. Le foie ? Oui, vous savez, quand on boit trop, on peut être malade et avoir mal à cet endroit-là… Ah, la tête ! Pff, les médecins et leur précieux jargon, quand même…
Léander avait récupéré le papier que Roger tenait dans son poing, et le montra à Yuriko en prévenant que c’était assez obscur. En effet, il y avait des noms, des flèches, des points d’interrogation, et le tout était plutôt confus. Ce type aurait dû s’exercer un peu à la prise de notes. Sans doute serait-ce plus clair avec des explications mais, en tous cas, il méritait visiblement ses dix pièces d’or. Elle redescendit, puis descendit deux verres du liquide fluo, en compagnie de Mannrig, avant de lui raconter son cauchemar. À la fin, le sauvage sembla assez troublé par l’étoile rouge et les cartes qui disparaissaient, et dit que bordel, deux étoiles rouges dans deux rêves différents, c’était suspect ! Au fait, où était le gérant ? Le gérant ? Ah, oui, le gérant. « Il est parti quand je suis arrivé.
- Parti ? Tu lui as fait quoi ?
- Mais rien…
- Bon. Autre chose ?
- Ouais. Un client.
- Et tu lui as donné une chambre, je suppose ?
- Ben oui, mais après, il est descendu…
- Quoi, tu l’as descendu ?! »
Enfin bon, ça commençait à s’embrouiller grave, et Mannrig finit par retourner dormir, incompris de tous, et peut-être même de lui. Yuriko ferma la porte avant d’aller chercher dans les casiers du personnel s’il n’y avait pas un vêtement qu’elle pourrait endosser pour la nuit, mais il n’y avait que des costumes pour homme, la serveuse accorte citée plus haut étant, dans la réalité de cette fiction, inexistante.
Après avoir mis beaucoup de désordre dans les costumes de groom, les trois-pièces, les cravates marron et autres nippes professionnelles, Yuriko résolut de remonter voir la doc’ et son patient. Dans sa chambre, Léander, observait avec un plaisir visible Skyla fouiller dans les tripes sanglantes d’un Roger que, visiblement, elle avait bien fait de ne pas réveiller. L’activité de la sainte confirmait que oui, un chirurgien, ce n’est qu’un boucher avec un diplôme. Et en plus, c’était sale. Comment pouvait-on soigner quelqu’un en l’ouvrant comme une carcasse de bœuf ? Alors, avis aux médecins et aux érudits : on allait pas trop moisir ici, parce que 1) c’était pas discret, 2) le sauvage avait fait fuir le gérant et un des clients, ou pire, et 3) ils avaient, pour au moins la moitié d’entre eux, un signalement assez simple à retenir. Okay, d’accord, on allait trouver quelque chose pour transporter le blessé, et puis on était partis.
« Réveille-toi, on s’arrache », dit Yuriko à un Mannrig qui venait à peine de retrouver son lit, en lui donnant une claque sur l’autre joue parce qu’il la méritait. (Au moins pour le lapin.) Véritablement désespéré, il se leva pour rejoindre les autres et aider Léander à bricoler une civière en démolissant le lit. Une fois ceci fait, ils sortirent dans la rue en transportant plus ou moins délicatement Roger, qui était toujours inconscient. Léander et Mannrig tenaient la civière, et Skyla râlait après cette jap’ qui avait remis les lambeaux de couverture ensanglantés dans sa chambre. Il fallait au moins changer de rue, mais pas la peine d’aller trop loin. La nuit devait être bien avancée, et pourtant, il y avait encore du trafic. Des gens isolés passaient de temps en temps à côté d’eux, sans ralentir, jetant simplement un regard un peu fouineur sur le convoi suspect. Yuriko était nerveuse, d’autant plus qu’ils étaient obligés d’avancer très lentement, selon les conseils du médecin. D’ailleurs, ce médecin était en train de lui expliquer qu’à voir les blessures, celui qui l’avait agressé était armé d’un poignard, mais surtout d’une force titanesque. Des ravages si nets et si profonds avec une lame courte, c’était à peine croyable ! Le genre de coups qui broie les os et arrache les organes en même temps qu’il découpe la chair. Skyla ajouta que même baraquée comme elle était, c’était pas elle, Yuriko, qui aurait pu faire aussi mal avec un poignard ou une dague. Regardant du coin de l’œil l’informateur amoché qui avait finalement risqué bien plus que sa réputation, elle se demanda s’ils avaient maintenant des raisons d’avoir peur. Il fallait espérer que ceux qui l’avaient mis dans cet état n’aient pas cherché à en savoir plus, et aient simplement tenté de réduire au silence ce petit bonhomme trop curieux sans se poser de questions. Si ce n’était pas le cas, ils avaient peut-être déjà tous les quatre, et elle la première, une grosse somme sur la tête.
Ils finirent par arriver en face de l’enseigne d’une autre auberge. Elle frappa à la porte et attendit, en essayant d’oublier les regards inquisiteurs des passants noctambules. La porte s’ouvrit dans un grincement sinistre, une masse sombre bougeait à l’intérieur et s’approchait. La lueur de la lune se répandit sur un visage creusé par les années, comme une face de plâtre qu’on aurait lacéré avec un couteau. L’éclairage faisait ressortir le rictus jaunâtre et les canines pointues du vieil homme, en même temps qu’il révélait des cheveux blancs et une peau granuleuse, trouée et cadavérique. C’était la nuit : ils revêtaient leur véritable apparence.
À toute vitesse, (même si moi j’ai mis plus de temps à tilter) Yuriko attrapa la poignée et referma la porte, avant de mettre ses pieds contre les murs pour avoir plus de force et bloquer l’huis ainsi clos. « Allez-y, dépêchez-vous, je vais essayer de le retenir ! » cria-t-elle aux autres. Skyla leva les yeux au ciel, puis montra une enseigne voisine vers laquelle ils se dirigèrent. Une fois qu’ils furent tous rentrés, Yuriko lâcha sa porte et courut les rejoindre. Cette fois, elle était passée à deux doigts de se faire avoir. Ils étaient vraiment partout, même ici. Surtout, ne jamais relâcher sa vigilance, ou c’était la mort assurée.
La tenancière de l’autre auberge était fort sympathique. D’ailleurs, à bien y regarder, c’était pas vraiment une auberge, plutôt un bordel. Tant mieux. Quand on traquait un blessé, la première idée qui venait à l’esprit n’était pas de faire la tournée des lupanars, si ? Bon. La patronne n’avait pas de chambre, jusqu’à ce que Mannrig lui fasse voir la couleur de son or, et lui explique que leur présence ici n’avait rien de public. Elle tira sur son fume-cigarette, et répondit avec la voix de Tom Waits au lendemain d’une cuite qu’il n’y avait pas de problème, si ces messieurs dames voulaient bien la suivre… La sainte était visiblement désolée de son erreur, mais ne pipa mot jusqu’à la chambre, que la propriétaire vida de ses occupants pour eux. Un client débarrassa le plancher en protestant, suivi d’une prostituée surprise d’être ainsi dérangée dans l’exercice de ses fonctions. À l’intérieur, il y avait un sacré bordel (justement), des vêtements étaient répandus par terre autour d’un lit défait, et il y avait plein de matériel pour se déguiser/ se maquiller/ se perruquer/ forniquer. Chouette ! Yuriko essaya une perruque blanche poudrée qui lui allait moyennement. Evidemment, la sainte fanatisée ne se contint pas plus longtemps, et commença à s’offusquer du manque de tenue du personnel et des traces blanches au sol. Oh, hé, c’était elle, le médecin, non ? Oui, mais elle restait femme avant tout ! Tiens, c’était marrant, elle, elle aurait dit chrétienne avant tout. Ou plutôt, dans cet ordre : Chrétienne, médecin, individu de sexe féminin puis être humain… C’était bon, là ? Qu’elle garde pour elle ses remarques ineptes !

Suite dans un mois, ou peut-être moins, faut voir.

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