lundi 29 juin 2009

Tout a un prix.

27/06/2009

C’était en été, en fin d’après-midi. Elle en était sûre, car les moustiques étaient de sortie, et elle avait un souvenir très net de la vive douleur occasionnée par leurs piqûres et exacerbée par les grattements furieux auxquels elle s’adonnait. Yuriko courait à ce moment-là sur une herbe brûlée par le soleil, en direction d’une grande roulotte aménagée qui n’avait pas roulé depuis bien longtemps. Plusieurs roues étaient cassées, et un lierre épais s’insinuait dans les interstices dilatés par l’humidité jusqu’à faire éclater les lattes de bois. Si cela avait existé, elle aurait pu comparer cela à un vieux bungalow, vestige d’un nomadisme révolu fait de jeunesse, de voyages et de lendemains qui chantent.
Elle pensait avoir neuf ans, par là, mais n’en était pas tout à fait sûre, de même qu’elle ne connaissait pas précisément le jour de sa naissance. Tout juste supposait-elle être venue au monde au début de l’été. En juin, ou peut-être en juillet, comment savoir ?
Une fois arrivée près de la roulotte, Yuriko avait ouvert la porte en arrachant distraitement une feuille de lierre au passage. Comme d’habitude, la puanteur l’avait saisie aux narines dès qu’elle était entrée. C’était une odeur abominable de bois pourri et de cadavre à la fois. Celui qui dégageait ce fumet était assis dans un fauteuil aussi moisi que son propriétaire, et lui faisait signe d’approcher. Il était affreux à contempler, dévisagé par les rides crasseuses, profondes, brunâtres et nombreuses qui lui sillonnaient le visage. En outre, il la fixait avec ses petits yeux noirs injectés de sang et soulignés de lourds cernes violets imprimés chaque jour un peu plus nettement par le démon de l’alcool. Tremblante d’une peur impossible à faire taire, Yuriko avait obéi, s’approchant de cet homme terrifiant qui l’avait achetée deux ou trois années auparavant. C’est alors qu’un choc puissant lui avait arraché la moitié du visage ; une torgnole comme seul ce patron-là savait les donner. Cette mutilation n’était qu’une impression, mais les ongles jaunes, longs et sales du vieux avaient tout de même laissé de saignantes écorchures dans la chair de sa joue, la marquant cette fois-ci d’une petite fossette qui jamais ne devrait s’effacer. « ça fait trois fois qu’ch’t’appelle » avait-il aboyé avant d’ajouter « c’est lui » à l’adresse de quelqu’un d’autre qui se trouvait dans cette pièce sombre car dénuée de fenêtres. Yuriko se maintenait avec difficulté sur ses deux jambes maigres en serrant dans son petit poing la feuille de lierre. Elle n’avait rien mangé depuis quarante-huit heures, était éreintée, brûlée par le soleil et couverte de piqûres de moustiques grattées jusqu’au sang. Bref, pour tout dire, pas vendable. Le second homme s’était approché, et l’avait forcée à relever la tête. Il était aussi vieux, peut-être même plus que l’autre, mais différemment. Pour commencer, il était paré de beaux vêtements, et semblait plutôt riche, même si sur son visage usé se dessinait une sorte de cruauté qui aurait fait peur à n’importe quel enfant. Des cheveux blancs, encore gris par endroits, assombrissaient l’aspect général de ce vieillard encore plus effrayant que celui d’à côté, en cela qu’il était inconnu.
Cette nouvelle épave avait attrapé Yuriko par le bras, avant de la soulever brutalement. Il la tâtait en plusieurs endroits, vérifiant ses dents, ses yeux, et jetant un regard soupçonneux sur ses croûtes infectées. « Vous m’avez menti, avait-il dit sans interrompre son expertise, c’est une fille.
- Z’en voulez quand même ? demanda l’autre vieux, avant de boire quelques gorgées d’un liquide sombre à la mémoire de sa tromperie démasquée, au goulot d’une bouteille tordue.
- Qu’est-ce que je pourrais bien en faire ? » l’intéressé réfléchissait en fronçant les sourcils. « Est-elle vierge ? Il y en a qui sont prêts à payer cher pour de jeunes vierges…
- J’crois qu’non, avait répondu le vendeur, renonçant à mentir. Bon, écoutez, j’vous la laisse pour la moitié du prix qu’j’en voulais, mais prenez-la moi. »
L’ombre de la commisération était passée sur le visage du vieux aux cheveux blancs et propres. Un quart. Un quart seulement du prix, et il pouvait le croire, cela faisait déjà beaucoup. C’est à ce moment-là, quand ils en étaient à ce fameux quart, que tout s’était troublé. Les voix qui négociaient s’étaient faites plus lointaines, et la feuille de lierre était tombée de sa paume. Anémiée, maltraitée, Yuriko s’était ce jour-là tout simplement évanouie avant de savoir le prix qu’on donnerait d’elle.
Ce souvenir s’envola alors qu’elle revenait à la réalité. La respiration régulière des dormeurs était une berceuse qui la plongeait parfois dans un demi-sommeil où les rêves ne contenaient que du passé. Sa main vint toucher un petit creux dans sa joue. Elle avait trop lu ; la fatigue oculaire l’empêchait de continuer à se concentrer. Cela faisait cinq fois qu’elle relisait la même phrase, mais elle voulait finir ce bouquin avant que tout le monde ne se réveille.
Repenser au bruit intolérable des os qui se brisaient lui donnait envie de vomir. Les autres ne l’avaient pas vue tuer le grimpeur, mais ils en avaient vu le résultat, et il semblait que personne n’y ait attaché la moindre importance. Le sens aigu s’il en était qu’avait santa Jedidah de la justice lui avait sans doute soufflé que leurs agresseurs avaient trouvé là un châtiment approprié. Fascinée par l’extraordinaire propension à légitimer la cruauté et le cynisme dont faisaient preuve les religieux en général, Yuriko s’était plongée cette nuit-là avec appréhension dans la lecture des conditions générales d’utilisation (CGU) de la morale chrétienne, j’ai nommé la bible.
Etonnamment, le contenu de l’ouvrage (et même s’il lui manquait le premier tome) n’avait pas grand’chose à voir avec le peu qu’elle connaissait de la chrétienté, et différait même profondément du message que dévots et bigotes véhiculaient en chiant sciemment sur leur propre morale. Ainsi, nulle part, et contre toute attente, il n’était fait mention de ce que la mort pouvait d’une manière ou d’une autre se mériter. Au contraire, le personnage principal, Mr. Christ, défendait un point de vue somme toute respectable, à savoir qu’il fallait aimer son prochain à tout point de vue et dans toutes les positions. (Le genre de mec insupportable, qui tend l’autre joue quand on lui donne une claque, v’voyez ? M’enfin bon, on était tout de même assez loin de la rengaine habituelle « je pense donc tu suis » des ecclésiastiques croulants ou des saintes fanatiques.)
Peut-être que son étonnement à la lecture de cette œuvre (où était donc le nom de l’écrivain ?) était-il dû au fait qu’elle ne l’avait lu qu’une seule fois, au premier degré, et sans chercher à faire de la casuistique à tout va. Toujours est-il que cela l’avait occupée jusqu’au petit matin. La lumière filtrait à travers la vitre sale de la maison de Kendrick depuis environ une demi-heure, juste assez pour qu’elle ait éteint la bougie. Les autres dormaient paisiblement, sans le moindre malaise. On frappa à la porte.
Refusant de se déplacer, Yuriko donna nonchalamment un petit coup de pied au dormeur le plus proche, sans regarder lequel, et annonça sans plus d’aménité qu’il y avait quelqu’un. Léander remua et réveilla les deux autres. Le visiteur tocqua de nouveau, Skyla se dirigea d’un pas assuré comme celui de peu d’ivrognes vers la porte, et l’ouvrit. Concentrée sur son bouquin, qui en arrivait au moment où père, pourquoi m’avais-tu abandonné ?, Yuriko essayait autant que faire se peut de ne rien voir ou entendre pour, en cas de besoin, ne rien pouvoir en dire. Peine perdue. On lui colla bientôt une lettre sous le nez, avant de lui annoncer qu’un gamin venait de l’apporter.
« Hé, salut les copains, et bravo pour la performance, ils étaient les meilleurs de leur promo. Je voulais vous tester, c’est fait. Maintenant, on se retrouve sur tel bateau à dix heures et on fait copain-copain et je vous renseigne sur ce que vous avez demandé, ça vous va ? Allez, ciao, et moi aussi, je vous aime. Kornel.
PS : Amenez dix pièces d’or, j’ai besoin de fonds de soutien. » Voilà, en substance, quel était le contenu de la missive.
C’était une blague ? Il croyait vraiment qu’ils allaient se jeter droit dans ce traquenard, après le petit massacre du soir précédent ? Ha ! Ils n’étaient quand même pas si stupides… À d’autres.

Eh bien si, ils l’étaient, visiblement, sinon comment expliquer le fait qu’ils y soient allés ? Dix pièces d’or d’honoraires ? Très bien, Yuriko était prête à les payer elle-même si ce n’était pas un piège. Prépare le blé, Léander, tu vas perdre. Elle suivit donc de mauvaise grâce et en râlant le petit cortège qui se dirigeait vers le port. Après une bonne demi-heure de recherche, ils trouvèrent le bateau en question. Il n’y avait personne en face, enfin une bonne nouvelle ! Elle s’affala, sûre d’avoir gagné, à la terrasse d’un bar qui donnait sur le port. Qu’est-ce que j’vous sers ? Il y a des boissons sucrées avec des bulles ? De la bière mélangée à du jus de fruits, ce sera bon ? D’accord, mais sans la bière, s’il vous plait. Elle surveillait du fond de sa chaise en osier le bateau amarré autour duquel tournaient en vain Mannrig, la sainte et Léander, à quelques dizaines de mètres de là. Apparemment, ce n’était pas un piège, juste un lapin. Peut-être que l’érudit ne se souviendrait pas précisément des termes du pari, et qu’elle pourrait s’arranger pour ne pas payer.
C’est alors que Mannrig se hissa sur le pont du petit bateau. Elle ne le voyait plus. C’était l’heure du rendez-vous, passée, même, et Skyla et Léander l’imitèrent. Se levant à regret, Yuriko s’avança à son tour vers le lieu du rendez-vous, sans attendre son jus de fruits. Tu vas voir qu’elle avait perdu, à tous les coups ! Eh ouais ! Incroyable, se disait-elle en montant sur le pont. Elle n’en revenait pas du culot de leur barbu, là, Kornel. Leur donner tranquillement rencard, juste après avoir tenté de les faire assassiner, cela ne lui posait donc aucun problème ? Elle s’énervait, d’autant plus qu’elle avait perdu son pari. Alors comme ça, il avait voulu les tester ? Voir s’ils étaient dignes de confiance ? Et si elle le « testait », là, maintenant, tout de suite ? Hein ? Il était vraiment… Allez, qu’elle le dise, vraiment quoi ? Méprisable, tout simplement. Un gros lâche qui fanatise ses sous-fifres au point que ceux-ci préfèrent se donner la mort plutôt que d’échouer. Bravo ! Il rigolait doucement. Bon, ils les voulaient, ces infos, ou quoi ? Le fait était qu’il y avait bien un jeune premier qui montait les marches du succès à une vitesse suspecte, en ce moment. Bardley, se surnommait-il, personne ne connaissant son vrai nom. En deux semaines, il était passé du rang de sous-merde à celui de sous-chef, ou quelque chose comme ça. C’était un peu trop rapide au goût de certains, d’autant plus qu’il entraînait les dirigeants légitimes (si l’on peut parler de légitimité) de la pègre locale sur la pente glissante des très gros coups. Avant, Kornel et ses hommes se contentaient de racketter les marchands et de casser quelques doigts aux plus mauvais payeurs, mais depuis que ce Bardley était arrivé, ils étaient tous passés à la vitesse supérieure. D’ailleurs, peut-être s’en étaient-ils rendus compte, mais en ce moment, en ville, c’était chaud ! Eh oui, tout cela était l’œuvre de ce petit nouveau… Le coup des capsules de poison, c’était lui aussi, bien sûr ! Qui serait assez cruel pour faire une chose pareille, ha, ha… À présent, il préparait quelque chose avec le boss. Quelque chose de gros, suffisamment pour justifier un décuplement de l’activité criminelle pendant la préparation, histoire de faire diversion. Non, il ne savait pas en quoi cela consistait, et même pas envie de le savoir. C’était bien trop dangereux pour lui, point. La politique, c’était pas son truc…
En ce moment, ils allaient partir pour Americh, si ce n’était pas déjà fait, pour préparer leur affaire, mais il n’aurait su en dire plus. Très intéressant, tout ça ! Puisqu’Americh était au Sud-Ouest, on savait à présent qu’on allait partir pour le nord-est ! « Et pour ce qui est de cet agent de l’apocalypse, vous ne savez rien, naturellement… interrogea encore Skyla.
- Je crois pas à ces trucs-là, répondit Kornel en haussant les épaules. C’est n’importe quoi, votre truc.
- Là-dessus, on est d’accords, lâcha Yuriko avec dans la voix un peu plus qu’une simple pointe d’énervement.
- Hé, mais c’est qu’on va finir par s’entendre, dit l’autre, tout sourire.
- Nan, je crois pas, vous êtes trop égoïste, vénal et égocentrique pour ça. » Les gens comme Skyla avaient beau lui sortir par les trous de nez, elle parvenait à peu près à comprendre leur logique, mais un type comme ça, prêt à vendre sa grand’mère et à buter n’importe qui pour arriver à ses fins, (je vous dis pas la gueule des fins) c’était plus dur. Avoir envoyé à la mort cinq de ses larbins ne lui posait aucun problème, et il envisageait maintenant d’aller polluer d’autres rivages avec sa stupidité crasse et ses gros souliers de pourri de la première heure.
« Pourquoi tant de haine ? demanda-t-il d’un air faussement candide.
- J’ai tué quelqu’un à cause de vous.
- Rhooo… ‘faut pas s’en faire pour ça, moi, vous savez, la première fois, j’ai saigné du nez pendant deux jours. Après, on s’habitue.
- Pauvre chou… »
Enfin bon, le pauvre chou s’en fut sur ces entrefaites avec sa coquille de noix, pour la côte du commerce, paraissait-il. Bon vent.
Aussi incroyable que cela paraisse, l’évocation devant Skyla du nom de quelqu’un d’extrêmement dangereux avait suffi pour emporter sa décision de se jeter dans ses bras. Pire, les autres avaient l’intention d’y aller avec elle ! Où ça ? Mais à Americh, pardi ! La cité du libre-échange, où nulle autre loi que celle du marché ne gouverne. La ville indépendante et libre de l’argent, des contrats et des casinos. Des casinos ? Oui, des casinos, des tripots, de la roulette, du baccara et du poker, à ne plus savoir qu’en foutre ! Elle ne voulait toujours pas venir ? Eh bien, il fallait avouer que ce n’était pas inintéressant. En fait, y aller n’était pas vraiment le problème, de ce point de vue-là, elle, elle voulait bien… simplement, dit-elle en s’adressant à Skyla, il y avait une condition. Laquelle ? PAS d’imprudence, PAS de discours d’illuminée dans les lieux publics, PAS la peine de compter sur Bibi pour la ramasser à la petite cuillère si elle s’attirait des ennuis, comme à son habitude. C’était clair ? Bon, eh bien dans ce cas, on pouvait y aller.
Americh était à deux semaines de voyage à cheval, si on ne traînait pas.

Plus que quatre jours, et ils seraient à destination. Courage ! Yuriko était sur les nerfs, tous ses instincts de sédentaire congénitale lui hurlaient d’arrêter immédiatement cette torture. Elle n’aimait pas particulièrement voyager, mais habituellement s’arrangeait pour faire durer le trajet le moins longtemps possible. Deux semaines, c’était inconcevablement long. En plus, elle avait échoué une fois de plus à faire jouer de l’argent à Skyla, et cela faisait deux jours qu’elle-même n’avait rien parié. Indéniablement, cela lui manquait.
Tout cela pour dire qu’elle n’aurait pas pu sommeiller une nuit de plus dans cette tente qui puait le renard, et qu’elle les avait forcés à s’arrêter à un relais. Elle déprimait, au fond de cette auberge un peu sombre et sans rien d’autre de particulier que son aspect morne et gris, et commençait à songer à la boisson, quand soudain, quelque chose lui fit écarquiller les yeux autant qu’elle le pouvait. Là-bas, à la table près du comptoir, une femme asiatique venait de commander le plat du jour. Ici !? Cela faisait super longtemps qu’elle n’avait pas vu de jaunes. Le dernier en date devait être Yoichi, il y avait donc plus d’un an. Rassemblant son courage et ses idées, Yuriko essaya de se souvenir de la façon dont on disait bonjour et comment ça va dans cette langue de barbares. Quand elle fut à peu près sûre de s’en rappeler, elle se leva en dérangeant les autres, pour aller voir l’étonnante étrangère. Cette dernière était à moitié planquée derrière un éventail, voilà pourquoi Yuriko ne l’avait pas remarquée au premier abord. De près, elle se rendit compte qu’en plus, elle était vraiment très belle. Et apparemment pas emmaillotée comme l’autre drag-queen dans des nippes informes et une stupidité crasse.
« Bonjour. Comment ça va ? » Demanda Yuriko d’une voix mécanique et maladroite, due au fait qu’elle avait perdu l’habitude de ce langage. Si l’autre était surprise, elle n’en montra rien. Comme elle maîtrisait mieux le latin que son interlocutrice ne baragouinait l’ogashima, elles optèrent pour la langue du monde chrétien, somme toute bien pratique. Hiruko (pas tout à fait sûr pour le nom.), c’était son nom, avait fui le Lannet pour des raisons personnelles qu’elle ne tenait pas spécialement à étaler ici. D’accord. Elle ? Oh, ben, elle faisait le garde-chiourme pour une folle qui voyait l’apocalypse dans chaque cuvette de toilettes en attendant d’arriver à Americh. Intéressant… Elle aussi allait là-bas. Pour affaire ? Plutôt pour s’y réfugier, mais là n’était pas la question. (Avez-vous remarqué l’excellent jeu de mots ?) Ils repartaient quand ? Le lendemain matin, vraisemblablement. Elle pouvait venir, tout à fait.
Après quoi Yuriko la présenta à ses collègues de route, interrompant sans scrupules une énième discussion sur l’agent apocalyptique que Skyla soupçonnait d’être Bardley. Les trois saluèrent brièvement Hiruo, et Léander lui demanda, car deux points de vue valaient mieux qu’un, si effectivement tous les japs passaient leur temps à parier de l’argent sur tout et n’importe quoi, avant de se replonger avec la sainte obsédée dans les questions de l’un et les réponses de l’autre. « Mais au fait, demanda soudain l’érudit précoce, d’où sortez-vous toutes ces informations ? » (Assurons-nous bien du fait avant de nous inquiéter de la cause, © Fontenelle.) Skyla répugnait à répondre, mais devait bien se rendre compte qu’elle jouait là le peut de crédibilité qui lui restait. Finalement, elle lâcha le morceau : c’était la sainte inquisition.
Ah ouais, quand même ! « C’est quoi, l’inquisition ? » demanda Mannrig avec l’air candide et innocent d’un enfant qui demande à ses parents si c’est grave d’avoir la leucémie. C’était des gens comme elle, répondit Yuriko en montrant grossièrement la dévote du doigt, mais en plus dangereux. Par parenthèse, elle se permettait de lui faire des remarques sur sa moralité, et traînait avec des gens comme ça ? Enfin bon, la discussion allait bon train, si ce n’était qu’elle s’envenimait, et toute prudence les abandonna bientôt. Ils continuèrent à se disputer jusque tard le soir.
Une bonne nuit de sommeil là-dessus, et ils repartirent.

Americh.
Il y avait vraiment de tout, là-bas, sauf peut-être un pouvoir en place. Les architectures de tout poil se côtoyaient, allant des maisons orientales aux huttes ou aux casbah. Le luxe indécent de certaines demeures éclipsait la misère honteuse de la plupart des autres. La rue était bondée de gens normaux, de vieux et de mendiants qui se superposaient les uns au autres dans une cohue infâme et homogène, mais hétéroclite. Sans descendre de son cheval, Mannrig arrêta dans la rue un individu dont le principal trait caractéristique était une normalité hors du commun, et lui demanda d’effectuer une recherche sur le disque dur avec les entrées « Auberge » et « Riche ». L’homme ne sut répondre qu’un baragouinement inintelligible ressemblant vaguement à une langue humaine inconnue, et s’éloigna. « Quelqu’un parle latin, ici ? » interrogea alors à la criée le sauvage sociopathe. Refoulant au fond d’elle-même sa sainte horreur (ha, ha, ha) du troisième âge, Yuriko plongea la main à l’intérieur de la masse humaine grouillante qui s’était répandue sur la chaussée, sans oser y poser les pieds pour autant, préférant la surélévation sécurisante de sa monture. Elle parvint à agripper ce qui, au toucher, semblait bien être du tissu, et tira brutalement.
Au bout de son bras pendouillait à présent un gamin (douze ans, peut-être ?) qu’elle avait réussi à extirper de la cohue. Hiruko, qui était à côté, sursauta brusquement alors qu’elle-même poussait un soupir de soulagement à la vue de ce qu’elle avait attrapé. Essayant de faire preuve de patience, Yuriko répéta les tags déjà donnés par Mannrig avec un sourire forcé. Auberge. Riche. Et elle ajouta, vite, parce que non mais ho. Le quartier des contrats ! Allez là-bas, vous trouverez tout ce dont vous avez besoin ! Visiblement, il n’avait pas la moindre envie de les y conduire, mais se retrouva bientôt suspendu par le col, à trente centimètres au-dessus du sol. « Maintenant, tu imagines que tu es une boussole – Tu sais ce que c’est qu’une boussole, n’est-ce pas ? – dont ton bras est l’aiguille, et que le quartier des contrats, c’est le nord. Si t’es sage, t’auras cinq pièces de cuivre, sinon, je tape sur ma boussole jusqu’à ce qu’elle fonctionne correctement. » Personne dans la rue ne semblait accorder le moindre intérêt à cette pédagogie désastreuse qui aurait pu passer pour une agression. Même Skyla semblait trop fatiguée pour protester, et à part Hiruo, qui lui demandait depuis tout à l’heure de jeter cette chose dans le caniveau, les autres approuvaient visiblement cette violence utile et cette clarification dans les rapports humains. C’est vrai, quoi ! Les gosses ne s’exprimaient jamais clairement et simplement, à moins qu’on les y oblige. Des fois, c’était lourd !
Il parvint, malgré le manque d’oxygène, à maintenir le bras en l’air pendant suffisamment longtemps pour les orienter jusqu’à ce qu’ils trouvent le quartier en question. Là, chose étrange, il laissa tomber sa main et commença à se tortiller pour échapper à la poigne étouffante de Yuriko. Celle-ci, légèrement inquiétée par la teinte violette qu’avait pris le visage de son guide, le descendit suffisamment pour qu’il touche du bout des pieds les pavés de la rue. « Ici, dit-il en suffoquant, quartier… contrats… vous y êtes… ‘veux pas y aller !
- Pourquoi donc ? demanda Yuriko en le lâchant enfin.
- Vous trouverez vous-mêmes ce que vous cherchez, moi, j’ai pas à me trouver là, dit le môme en reprenant son souffle. Mon argent » ajouta-t-il en tendant la main d’un air exigeant.
Yuriko fouillait dans ses poches, mais n’y trouva pas la moindre pièce de cuivre, et demanda à Mannrig s’il n’avait pas un peu de mitraille sur lui. Il chercha à son tour, mais ne trouva qu’une seule petite pièce rouge, qu’il tendit cérémonieusement au gamin. Ce dernier l’attrapa d’un geste vif, et commença à protester. On lui en avait promis cinq ! Il gesticulait et criait. Hiruko, déjà quelque peu stressée, semblait littéralement paniquer à la vue de ce petit être hurleur. Alors, pour mettre un terme à tout ceci, Yuriko enfourna une pièce d’or dans la bouche grande ouverte qui lui cassait les oreilles, avant de la refermer de l’autre main et de secouer la bride de son cheval. On était partis, et surtout, au plaisir de ne pas te revoir, sale gosse ! (1po = 1000 pc, il s’en tire bien !)

Joli coin de ville ! Ici, au moins, il n’y avait pas de vieux mendiants sales aux doigts crochus qui cherchaient à vous attraper la jambe pour vous mordre et vous transformer en l’un des leurs ! Yuriko avançait en regardant autour d’elle, et descendit de selle au premier deux étoiles qu’ils croisèrent. Elle ouvrit la porte, regarda un instant, et changea d’avis. Il n’y avait personne, les murs étaient blancs, l’ambiance feutrée et les couloirs sans doute silencieux. On s’y ferait chier comme des rats morts ; pas question d’y aller.
Le second bouge, à quelques jets de pierre de là, était bien plus accueillant. Déjà, il y avait beaucoup de monde, les gens discutaient dans un brouhaha apaisant, et buvaient des choses alcoolisées dans la semi-pénombre nimbée de fumée bleuâtre et d’odeurs de vieux bois. Elle entra d’un pas décidé en compagnie de Mannrig et d’Hiruko, pour se diriger vers le comptoir. Le tenancier présumé cessa un instant de servir les clients pour se consacrer aux nouveaux arrivants. Combien, la nuit ? Et la bouffe ? Ok, très bien, ce serait donc cinq chambres, pour commencer. Il y avait un tripot, par ici ? En face ? Parfait. Mannrig posa une pièce d’or sur le bois en précisant bien que c’était pas un don du ciel : ils voulaient une table et des boissons. « Qu’est-ce que je vous sers ? Interrogea l’aubergiste affairé en chassant d’autres clients d’une table occupée pour faire de la place.
- Surprenez-moi ! » Lança Mannrig avant d’aller s’asseoir.
Yuriko s’installa à la même table que lui, regarda distraitement dans sa besace et ouvrit des yeux ronds en voyant le grand verre plein d’une boisson colorée à trois étages qu’on venait de servir au sauvage. « Patron, la même chose, avec des cigares ! » Réclama-t-elle en étendant les bras sur la banquette, un large sourire aux lèvres. Fabuleux, fabuleux ! Cette ville semblait réellement agréable. On lui servit un Surprenez-moi à elle aussi, qu’elle goûta immédiatement après avoir allumé un cigare. Ah, d’accord. Dans un sens, oui, c’était surprenant. Skyla et Léander entrèrent à leur tour, et vinrent s’asseoir à cette même table. Yuriko expliquait à Hiruko le fondement du monde civilisé : les règles du poker. D’abord, on prenait un cigare, ensuite, on mélangeait les cartes… Quoi ? Et pourquoi non ? Alors comme ça, on discutait les règles avant même de savoir jouer ? Fais gaffe, ma fille, ne pas fumer et ne pas boire, c’est le meilleur moyen de vivre vieux. « Mais, les interrompit Léander, quel est ce breuvage ?
- Un Surprenez-moi. » Répondirent de manière parfaitement synchronisée les deux japs et le sauvage.
Il voulait goûter, eh ben, patron, fais péter les Surprenez-moi, dans ce cas. Attention, c’est fort. Skyla n’en voulait pas, à la place, elle demanda du cidre et un saucisson. (ça m’a marqué, comme pour le coup de la biche.)
C’est à peu près à ce moment-là que Yuriko s’aperçut qu’ils étaient six autour de la table. Un petit bonhomme à l’air filou avait pris place. Bonjour, dit le nouvel arrivant, tout sourire, il pouvait prendre un cigare ? De bonne humeur, et trouvant à ce type quelque chose de très sympathique, elle lui en tendit un et l’alluma avec le sien. Un Surprenez-moi, avec ça ? Attention, c’est fort. Eh ben, va pour un Surprenez-moi, alors… Patron ! Un autre ! Bon… alors, qu’est-ce qui l’amenait ? Il vendait une marchandise impalpable, invisible et inaudible, et pourtant le genre de marchandise qui pouvait avoir plus de valeur que n’importe quoi. De l’oxygène ? Non, des renseignements.
Aaaaah… Yuriko se tourna vers Mannrig. « J’ose ? » puis, montrant Skyla du doigt « Elle. Elle a plein de questions à vous poser ! » Imaginer la tête de l’indic’ quand cette allumée commencerait à lui déballer son baratin apocalyptique lui donnait vraiment envie de rigoler. Finalement, et comme l’autre ne comprenait pas, elle lui demanda comment il s’appelait. Comme elle voulait. Roger, c’était bon ? Ah ouais, mais non, plutôt Ernst, en fait. Mais il avait dit « comme tu veux » ! Bon, bon, va pour Roger, dans ce cas. Peut-être était-il au courant de ce que le sommet de la pègre Brudgienne allait s’offrir quelques jours de bon temps dans le coin, si ce n’était déjà fait ? Non, mais où voulait-elle en venir ? Eh bien, la jeune femme qu’il voyait là aurait souhaité quelques renseignements sur ce déplacement, en particulier concernant un certain Bardley. Ils préparaient un gros coup au Kanon, pour bientôt, et elle aurait aimé savoir pour quand c’était, et de quoi il s’agissait. Ok, il leur trouverait ça en moins de deux. Qu’était-ce à dire, moins de deux heures ? Ah non, p’têtre pas quand même. Moins de deux jours ? Assurément. Et ça allait coûter combien, tout ça ? « Cela dépend de vous…
- Dites un prix.
- Cinq pièces d’or.
- Six. Et une partie de poker.
- Maintenant ?
- Maintenant. »
(MJ : « Son sourire s’élargit ») Sans surprise, ils se firent littéralement plumer par Mannrig, au point que Roger se demandait, après la troisième partie, où il dormirait ce soir-là. Yuriko lui paya la nuit ici, finit son deuxième Surprenez-moi et s’étira. Qui voulait aller un peu en ville avec elle ? Mannrig était sorti à la suite de l’indic’, Skyla était montée dans sa chambre, et Léander se tenait la tête, faute de tenir l’alcool. Restait Hiruko. C’était l’occasion rêvée de faire un peu de tourisme, elle voulait venir ? Oui ? On était parties, alors.

C’était absurde à dire, mais cette sainte ingénue ne lui apparaissait pas vraiment comme coupable d’imprudence, mais bien plutôt comme victime de naïveté. Dans le fond, Yuriko ne la détestait pas, c’était juste de la colère. Elle aurait aimé que Skyla soit plus réaliste et plus critique des informations qu’elle recevait. Croire sur parole le premier venu, c’était non seulement stupide, mais dangereux. (Bénis soient les simples d’esprit car le royaume des cieux leur appartient déjà, comme dirait l’autre.) Il y avait trois solutions, en fait. On pouvait composer avec son entêtement fanatique, l’accompagner et la raisonner, ou alors composer sans, c’est-à-dire la laisser dans sa merde. La troisième solution étant d’aller à son encontre, et l’envoyer dans cette clinique pour soigner les déments dont lui avait parlé Léander.
Ah, et pour ne rien arranger, il y avait cette histoire d’inquisition… Assurément, ils étaient encore plus malades qu’elle, dans le genre produits dérivés épiscopaux. La sainte avait-elle réellement le choix ?
Yuriko soupira en marchant dans la rue à côté d’Hiruko. Pourquoi c’était à elle que ça arrivait, ce genre de trucs ? Elle se rendait bien compte qu’ils marchaient sur un chemin dangereux, et une petite voix timide… non, plutôt une grosse voix insistante, lui disait de prendre la fuite immédiatement, avec ou sans les autres.
Cette grosse voix, c’était son instinct de survie.

Suite un jour ou l’autre. L’été, c’est long.

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