lundi 14 décembre 2009

Annexe de la vie d'un prométhéen


Il est six heures du matin. Douglas Turner prend son service à l'aube. Il travaille dans un restaurant routier situé sur une aire de repos. À cette heure-ci, il n'y a pas grand monde : juste quelques conducteurs de poids lourds qui prennent leur petit-déjeuner avant de prendre la route.

Douglas nettoie les tables et encaisse les consommations des clients. C'est le petit matin. L'ambiance est morose. Il travaille en silence, tandis que les routiers mangent sans parler. La radio est éteinte. Seul le bruit des véhicules sur l'autoroute brise le silence.

Une demi-heure plus tard, Douglas est en train de ranger la vaisselle sortie de la machine à laver. Il empile les tasses sur la machine à café. Toujours ces mêmes gestes, tous les jours...
Un nouveau client entre. Comme toutes les autres personnes présentes dans la salle, c'est un homme. Plutôt grand. Des cheveux mi-longs négligés. Des vêtements passés de mode. Une démarche un peu lente, mais à peu près normale. Il n'a pas vraiment l'allure d'un routier habituel.

« Bonjour monsieur, dit le nouveau venu »

« Pourquoi "monsieur" ? se dit Douglas. "Bonjour" est largement suffisant... »

« Bonjour, répond Douglas.
-Je désirerais avoir à manger, s'il vous plait.
-Qu'est-ce que vous voulez comme petit-déjeuner ? »
L'homme balaye la salle du regard et s'arrête sur le repas du client le plus proche.
« La même chose que ce monsieur s'il vous plait.
-Très bien. Ce sera prêt dans cinq minutes. »

L'homme opine du visage puis va s'asseoir à une table située dans un coin du restaurant. L'endroit le plus éloigné de la porte d'entré et des autres clients.
« Bizarre, pense Douglas. »
Il y a un petit quelque chose dans le comportement du client qui est étrange, mais il n'arrive pas à mettre la main sur ce petit détail qui le dérange. Peut-être est-ce dû aux mouvement des lèvres de l'inconnu ? Mais non ! Les lèvres n'ont rien de bien étrange à bien les regarder. Ses mains ? Non plus. En fait, peu importe quelle partie de son corps on observe, il y a toujours ce coté inquiétant qui plane autour de lui.

L'individu avale le repas que lui apporte Douglas sans vraiment prendre le temps de mastiquer. Soit il a très faim, soit il se fiche de ce qu'il mange. Ce détail irrite Douglas qui ne dit rien malgré tout. « Après tout, il mange comme il veut. »
Les autres clients sont pressés de partir. « Il faut respecter les horaires sinon on se fait houspiller par le patron, disent-ils. »
L'autre, assis dans son coin, ne dit rien. Il se contente de regarder devant lui.
« Il m'observe ou quoi ? se dit Douglas. Vivement qu'il parte. »

Les minutes passent et aucun nouveau client n'entre dans le restaurant. Rien d'étonnant à cette heure-ci. Douglas se surprend plusieurs fois à penser au type assis dans le coin. Il prend une part grandissante dans son esprit. Sa présence devient envahissante.
« Mais qu'est-ce que j'ai aujourd'hui ? C'est un client comme tous les autres... » Il se remet à astiquer le comptoir avec un éponge. Il s'occupe du mieux qu'il peut, en évitant de regarder le client. Bizarrement, tout ce qu'il fait lui semble dénué de sens, comme privé d'intérêt. Il se dit qu'il pourrait allumer la radio, mais celle-ci est en panne depuis le weekend dernier. Le patron n'en n'a pas encore acheté une neuve pour la remplacer.

Les minutes semblent s'allonger à l'infini en présence de l'inconnu, comme des ombres au soleil couchant. Douglas est pressé d'en finir avec ce client franchement indésirable. Pourtant il n'a rien fait de répréhensible ; après tout, ce n'est pas le pire des clients qu'il a eu jusqu'à présent. Certains se montrent grossiers, vulgaires ou insultants tandis que d'autres dégradent les toilettes dans une insouciance totale. « Je préfère encore avoir quinze fouteurs de merde dans le restaurant plutôt que de garder ce type là plus longtemps ! »

« Monsieur, commence l'employé, il serait temps de payer votre consommation »
L'autre sort de sa poche de veste quelques billets froissés et les tend vers Douglas. Bizarrement, l'idée de prendre ces morceaux de papiers le révulse, au point qu'il aurait pu laisser partir ce type sans le faire payer. Il prend nerveusement les billets et réprime une grimace de dégoût. C'est difficile, d'autant plus que le client le regarde droit dans les yeux. C'est le détail de trop pour la patience de Douglas.

« Baissez les yeux ! Ne me regardez pas comme ça ! »
Gêné, le client détourne le regard, comme un enfant fautif.
« Ces quoi ces billets tout pourris et froissés ? Vous n'espérez pas que je vais vous rendre la monnaie ? »
L'homme étrange, bien qu'il soit considérablement grand, se ratatine sur son siège. Il commence à bégayer des syllabes qui doivent être le début de piètres excuses.
« Fermez-la ! Je veux pas vous entendre ! Et fichez-moi le camp d'ici ! Je veux plus vous voir ! »
Le client malmené se lève maladroitement et se faufile rapidement vers la sortie, bousculant une chaise sur le passage. Il a laissé tout son argent. De quoi payer trois fois sa consommation.
Pendant encore quelques minutes, Douglas bout de rage. Le soleil a entamé sa course, colorant le ciel d'orange. Les stores laissent passer des raies de lumière. L'un des ventilateurs fixés au plafond est en marche. Il tourne sur lui-même. Pendant ce temps là, Douglas reste debout, quelques billets froissés à la main.

« Mais... Qu'est-ce qui m'a pris ? »

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