lundi 14 décembre 2009

L'Étoile du Désespoir - Léander

La place était occupée par pas mal de monde bien qu'il faisait nuit. Visiblement Americh ne dormait jamais. Léander marchait tranquillement sur les pavés avec une lueur de curiosité dans le regard. Il avait bien entendu parler de la fameuse ville d'Américh, la cité du libre-échange. Mais c'était autre chose que de la visiter. Fondée par des pillards, des hors-la-loi et des trafiquants pendant la période d'essor du sacro-saint empire, elle réunissait essentiellement de la racaille. Néanmoins, si les empereurs étaient conscients de l'existence de villes comme Américh, il n'en faisaient rien : après tout, elles n'étaient pas une nuisance réelle. Quant aux princes des territoires jouxtant Américh, ils laissaient cette ville prospérer. Même si ses habitants ne payaient pas d'impôts aux princes, l'afflux monétaire qu'engendrait la ville était ahurissant. Plus que suffisant pour fermer les yeux sur l'existence d'une ville hors-la-loi.

D'après ses connaissances, la ville était régie par un conseil de bourgeois ou de seigneurs du crime qui contrôlaient la plupart des négociations peu ou totalement pas légales dans le secteur. Et parmi ces gens-là, un certain Sandberg l'intéressait plus particulièrement. Ce fameux bourgeois était manifestement lié au complot qui intéressait ses compagnons, Sainte Jedidah en première.
Récemment, grâce aux notes d'investigation écrites par un indic' qu'ils avaient loué, ils avaient obtenus une liste de noms différents. Tous feraient partie, sciemment ou non, d'un complot de grande envergure. Un complot qui ne laisserait rien présager de bon pour l'avenir, surtout si Léander se basait sur les déclarations de la sainte qu'il accompagnait et les quelques évènements dont il avait pu être témoin. Cela dit, il aurait bien voulu connaître les sources d'information de la femme d'église, Sainte Jédidah. Selon cette dernière, il s'agissait d'une prophétie dont le dénouement final serait ni plus ni moins lié à l'Apocalypse. Ainsi, les autorités vaticanes d'Albidion détenaient des prophéties... Voilà, qui était intéressant à savoir. Restait à déterminer la véracité de ces écrits.

Malgré tout, Léander se sentait dubitatif : que lui et ses compagnons aient affaire à un complot passe sans problème, mais de là à parler d'Apocalypse... Il valait mieux se concentrer sur le présent et oublier les textes religieux. Il connaissait le nom de Sandberg, le fameux bourgeois qui s'apprêtait à négocier une marchandise encore inconnue. Ensuite, il y avait les trois leaders du crime organisé qui opéraient à Brudges, Adamsky, Tokarsky et Wyrostek ; ceux-ci venaient à Américh en tant que clients pour Sandberg. Que désiraient-ils lui acheter ? aucune idée, mais au vu de la quantité de vols et cambriolages qu'ils ont dû multiplier afin de réunir les fonds nécessaires, ce devait être quelque chose de faramineux. Venait ensuite Bardley, l'homme au cœur de toutes préoccupations. Son nom était cité à plusieurs reprise, nimbé d'une aura de mystère. Qui était-il exactement ? Que voulait-il dans toute cette histoire ? Selon leurs infos, Léander savait que c'était lui qui était à l'origine du complot et qu'il y avait des chances non-négligeables que la plupart des conspirateurs étaient manipulés par ce dernier. Manifestement, il était un homme charismatique, d'âge et d'apparence inconnu, qui était entré dans le milieu, qui avait grimpé les différents échelons du pouvoir rapidement et il était devenu ce qui semblerait être le conseiller et bras droit des seigneurs brudgiens du crime. Pour finir, un groupe de cinq personnes était cité dans les notes de l'indic'. Ce groupe, surnommé "la Main", occuperait une place relativement importante dans les trames du complot. Sur les cinq, seuls trois noms étaient connus : Vince, Ivy et Piotr. Mais tous les cinq seraient très dangereux. Il suffisait de se souvenir de l'état dans lequel se trouvait l'indic' quand il était revenu, à savoir agonisant dans son sang...

Léander continuait de progresser dans le quartier. Il avait pris quelques repères dans cette ville et localisé quelques sources de rumeurs. Malheureusement, aucun marchands d'information ne pouvait lui dire quoi que ce soit sur Bardley ou les cinq membres de la Main. Il y avait trop d'informations concernant Sandberg et ses activités et aucune qui ne soit réellement utile. Quant aux trois chefs de la pègre brudgienne, les infos se faisaient maigres. Las, Léander avait passé des heures à interroger et négocier auprès de piliers de bars, indics, prostituées et trafiquants. Il avait vu et entendu toutes sortes de choses, enregistrées grâce à sa mémoire photographique, mais il n'avait rien récolté qui puisse l'aider. Il commençait à se résigner et à se dire qu'il fallait attendre qu'Ernst, leur fameux indic', sorte du coma pour qu'il leur dise tout ce qu'ils voudraient savoir. Il lui restait quelqu'un à interroger : un certain Tymon ; serveur dans une taverne cotée qui entendait toute sorte de rumeurs et s'en servait pour arrondir ses fins de mois.

L'érudit ilmorien traversa la rue nocturne et finit par atteindre l'établissement Holmberg qui pratiquait le débit de boissons et exerçait en maison de jeux. Léander poussa les doubles battants de la porte et entra dans une vaste salle enfumée d'où émanait de nombreux éclats de voix et des rires perçants. Toute sorte de gens étaient entassés là, issus de différents horizons culturels. Mais tous avaient en commun une chose : c'était des fripouilles et des hors-la-loi. Ils se faisaient de l'argent en écoulant de la marchandise volée, ou bien il s'agissaient de proxénètes, si ce n'était pas carrément des esclavagistes. Bref, les lieux suintaient l'immoralité et l'honorabilité n'était certainement pas le maître-mot ici.
Des hommes, et des femmes en plus petit nombre, s'amusaient en caressant des jeunes beautés en tenues fétichistes qui étaient perchées sur des petites tables rondes, renversant les verres avec leurs pieds. D'autres personnes jouaient aux cartes, trichaient et perdaient. Des prostituées étaient venues appâter le client ici. Quelques individus à la mine lugubre étaient disséminés parmi la clientèle, à boire seul et à foudroyer du regard quiconque leur adressait la parole. Léander n'avait aucun doute que ces derniers étaient employés par des mafieux, par exemple pour surveiller un pauvre type qui avait séduit la fille qu'il ne fallait pas. Ils accompliraient leur sinistre besogne pendant la nuit et toucheraient un peu d'argent avant d'être à leur tour la proie d'un autre tueur à gage.
L'aventurier se fraya un chemin menant jusqu'au comptoir. Là, il fit face à une barmaid rousse aux yeux cernés.
« Vous désirez ?
-J'aimerais m'entretenir avec un certain Tymon, mademoiselle. Si vous n'y voyez aucun inconvénient...
-Que voulez-vous boire ?
-Je prendrais un capiteux de Togarini. Un domaine Hausburz de 972 si vous avez.
-Tout de suite monsieur. »

La serveuse s'éloigna rapidement tandis que Léander patientait calmement, malgré le vacarme de la clientèle. Décidément ! Il semblait bien loin le temps où il sillonnait les allées silencieuse de l'université et ses bibliothèques... Quelques minutes plus tard, un homme entre deux âges apparut, portant le même uniforme que la jeune rousse précédemment citée, et tenant une bouteille de vin et deux verres à la main.
« Je suppose que vous devez être monsieur Tymon.
-C'est cela même. Je vous présente mes excuses à l'avance : nous ne possédons plus de Hausburz 72 dans notre cave. Je peux vous proposer une bouteille de 75, si vous n'y voyez aucun inconvénient. Ce n'est pas une année aussi bonne que 972, mais elle reste une des meilleures.
-Et bien, va pour celle-ci. De toute manière, le vin n'est pas l'objet de ma visite. J'ai quelques informations à vous demander. Et elles seront rémunérées rubis sur l'ongle si vous parvenez à me satisfaire...
-Certes oui, mais veuillez attendre quelques instants, je vous prie. Autant vous faire profiter pleinement du vin au prix où vous le payez. »

Tymon prit un petit couteau dentelé logé derrière le comptoir et entreprit d'ouvrir la bouteille. Une fois la feuille métallisée ôtée, il la déboucha d'un geste expert. Portant le bouchon à son nez, il commenta : « Bien, cette bouteille n'est pas bouchonnée. C'est parfait, nous allons être en mesure de goûter le vrai potentiel de ce vin. »
Il versa lentement un filet liquide de couleur grenat dans chacun des verres. Léander pouvait déjà sentir le bouquet qui s'élevait jusqu'à ses narines. Tymon finissait de remplir les deux verres tout en précisant : « Je méprise totalement la dictature fasciste du Togarini, mais au moins ce pays possède de merveilleux vignobles. »

Quand il eut fini de servir le vin, Tymon et Léander levèrent chacun leurs verres à hauteur de menton afin de humer le parfum de vigne et de cerise qui s'en dégageait. Léander but le premier et constata, pour la énième fois depuis qu'il s'intéressait à l'œnologie, que le Hausburz méritait amplement sa réputation de vin enivrant : la première gorgée produisait déjà son effet exaltant. Tymon en faisait de même. Ils finirent tous deux leur premier verre en silence. Puis le barman reprit la conversation :
« Maintenant que nous avons fait connaissance à travers le vin, nous pourrions peut-être parler des informations qui vous intéressent tant ?
-Oui. J'ai ouï dire que vous sauriez des choses de plus que les autres informateurs...
-Que voulez-vous savoir ?
-Connaissez-vous Adamsky ou Tokarsky ?
-Oui, bien sûr. Ils viennent de Brudge en voyage d'affaires. Il séjournent actuellement dans les Hauts-lieux, avec leur collègue Wyrostek.
-Bien, maintenant je voudrais que vous me parliez de leur assistant.
-De qui s'agit-il ?
-Son nom est Bardley. »

Tymon recommença à remplir les verres de vin.
« C'est curieux. Ce nom ne me dit rien...
-J'en doute fort. Vous êtes un informateur réputé. Sans doute l'un des meilleurs de cette ville en comptant sur les doigts d'une main. Vous devez connaître beaucoup de monde...
-Je vous assure pourtant que je ne connais pas ce nom là.
-Sur la pléthore de personnes que vous devez rencontrer chaque jour, je m'étonne que vous ne fassiez pas d'effort pour chercher dans votre mémoire. Après tout, on ne se souvient pas de tout le monde du premier coup.
-Monsieur, je vous prie de croire que ce Bardley, comme vous dites, m'est inconnu. »

Léander prit la chemise du serveur d'une main et poursuivit :
« Le mélange des cultures à Américh est étonnant... J'avais rarement vu ça.
-Lâchez-moi ! Que voulez-vous dire ?
-Il y a toute sorte d'architecture ou de spécialité culinaire dans cette ville. En fait, Américh est un concentré des cultures du monde entier.
-Lâchez-moi ou j'appelle de l'aide !
-Je m'étonne surtout du fait que vous ne connaissez aucun Bardley, alors que j'ai eu affaire à plusieurs personnes homonymes à celui que je recherche.
-Je-je ne comprend pas... »

Léander relâcha son étreinte sur le tissu, à présent froissé, de Tymon.
« Bardley est un nom à la consonance arlonne. Je peux en trouver à la pelle par ici, autant que des Alfred ou des Adrian, à vrai dire. Vous le savez aussi bien que moi.
-Je... Je ne sais pas... J'ai dû oublier... je...
-Si ce nom est automatiquement tabou pour vous, c'est que vous devez bien savoir quelque chose. N'oubliez pas, je vous paye pour savoir. Et il se trouve que j'ai quelques pièces d'or sur moi... »

Tymon commença à bafouiller quelques propos incompréhensibles, signe évident de son malaise. Il jeta des regards aux alentours afin de s'assurer que personne n'écoutait la conversation. Puis il respira profondément à plusieurs reprises avant de se jeter à l'eau.
« 15 pièces d'or. Pas moins. Et je vous dirais ce que je sais. Mais pas ici. C'est trop dangereux.
-Disons 17. Où et quand ?
-Dans trois quarts d'heure. On se retrouve dans le quartier des artisans, derrière l'atelier des souffleurs de verre.
-Très bien. Tâchez juste d'être ponctuel.
-... Je veux aussi 5 pièces d'avance. Vous donnerez le reste après.
-Allons, vous me prenez pour un idiot ? Je vous donnerais une avance et devrais attendre à un rendez-vous pendant que vous filez comme un lapin avec mes écus d'or ? Non, vous aurez l'intégralité de la somme après m'avoir donné vos informations. »

Léander fit un sort au verre de vin qui l'attendait sagement et sortit une pièce une pièce d'or frappée à l'effigie de Calandra Ilmora, la célèbre érudite, qu'il fit glisser sur le comptoir. Puis sa main se referma sur la bouteille.
"Je prendrais le Hausburz avec moi. Il m'est impossible de déguster ce vin à mon aise dans un tripot pareil. Faites donc en sorte que vos clients se comportent comme des hommes civilisés et non-plus comme des bêtes. Croyez-moi sur parole, vous y gagneriez."

Tymon ne prit pas la peine de répondre, manifestement trop anxieux pour dire quoi que ce soit. Léander prit le chemin de la sortie en évitant soigneusement les tables où les clients étaient les plus agités ou énervés. Une fois la porte franchie, le gentilhomme ilmorien inspira profondément et huma l'air ambiant. Ce n'était certes pas l'air de la campagne et des fleurs des champs, mais c'était toutefois bien plus agréable que l'odeur de la fumée de tabac mêlée de relents d'alcools et de sueur moite.
Il avait trois quarts d'heure avant d'avoir des informations. Une petite promenade lui ferait le plus grand bien ; cela lui permettrait de se libérer de la tension accumulée à l'intérieur de la taverne et surtout de la sensation de flottement que lui procurait le vin. Il avait besoin d'être alerte et vif.

Après une petite demi-heure de marche dans la ville, en évitant soigneusement les quartiers sensibles où le meurtre était monnaie gratuite, Léander se sentait déjà un peu plus décontracté. En revanche, les effets du vin ne s'atténuait pas. Il n'était pas ivre ; il n'avait bu que deux verres. Néanmoins, ce vin était très capiteux et méritait amplement sa réputation. Léander sentait un léger engourdissement mental. Il ne réfléchissait peut-être plus aussi vite qu'à l'accoutumée. La différence n'était pas flagrante, mais ce genre de détails, aussi infimes soient-ils, peuvent faire la différence dans certains situations.
Il tenait toujours la bouteille de Hausburz dans la main. Il n'y avait plus goûté depuis qu'il avait quitté la taverne Holmberg, mais il espérait la faire partager à ses compagnons et montrer à Yuriko un meilleur alcool que ce qu'elle devait avoir l'habitude de boire. Ainsi, il pourrait la remercier pour son exposé captivant sur l'énergie intérieure du Ki. Cette jeune femme n'était pas douée pour la pédagogie, mais elle en connaissait un rayon sur le développement intérieur. À l'avenir, si Léander trouvait le temps, il aimerait vraiment apprendre à utiliser le Ki.

Il ne restait plus que dix minutes pour se rendre au lieu du rendez-vous. Léander accéléra le pas et bifurqua plusieurs fois dans un dédale de ruelles. Il était dans le quartier des artisans mais il restait à retrouver l'atelier des souffleurs de verre. De plus, cet endroit était un vrai labyrinthe. En pleine nuit, on pouvait s'y perdre facilement. Mais l'aube n'était pas loin et Léander avait déjà exploré le quartier pendant la journée. Finalement, il arriva à l'heure dite devant l'atelier.
Il en fit le tour pour trouver son contact. Il n'y avait personne dans les environs, ce qui expliquait pourquoi Tymon avait choisi cet endroit. Ils pourraient parler sans crainte d'être entendus.
Léander parvint derrière l'atelier, au niveau de la porte de sortie. Il vit, à la lueur du clair de lune, que Tymon était là aussi, affalé contre le mur et à moitié couché. Tandis que Léander s'approchait, les contours de Tymon se faisaient plus précis. Arrivé à deux mètres de distance, l'érudit put distinguer un poignard enfoncé dans le torse de l'informateur. Il se précipita et posa deux doigts sur la carotide de son contact. Aucun pouls. Tymon était mort et quelqu'un l'avait tué.

Léander se redressa immédiatement et tenta de discerner quoi que ce fut dans les environs immédiat. Le corps de Tymon était encore chaud et le meurtrier ne devait pas être bien loin. Peut-être l'observait-il même, caché dans les ombres ?
« Quel imbécile je suis, j'ai été naïf ! »
Puis un constat alarmant s'imposa à son esprit : le mur de la fabrique de verre, juste derrière lui était de couleur claire. À la lumière de la lune, la silhouette de l'érudit contrastait avec le mur du bâtiment. Et en plus, il se trouvait dans une zone dégagée, probablement pour faire de la place aux chariots de livraisons. Son instinct carillonna et son intuition lui dictait un danger de mort imminent. Combien de temps était-il resté debout à réfléchir ? Aussitôt, il fit un bond latéral vers la gauche avant de commencer à courir. Cette manœuvre lui sauva la mise : en plein saut, un projectile vint exploser la bouteille de vin, là où se trouvait son cœur une fraction de seconde auparavant.

Léander lâcha ce qu'il restait de la bouteille et courut le plus vite qu'il pouvait en direction d'un dédale de ruelles. Là-dedans, le tueur aurait du mal à le cibler correctement. Il convenait dans cette situation de rejoindre Sainte Jédidah, Mannrig et Yuriko au plus vite. Il bifurqua au premier croisement et s'engouffra dans une rue étroite en pente descendante. Arrivé à l'extrémité, il changea de direction une nouvelle fois, privilégiant cette même gauche qui lui avait sauvé la vie quelques secondes plus tôt. Les rues se ressemblaient toutes et il n'aurait su dire s'il tournait en rond ou non. Après avoir zigzagué une quinzaine de fois, il changea de stratégie : le bruit de ses pas était trop repérable dans le quartier désert. Surtout qu'il commençait à perdre haleine. Avisant un baril de recueillement d'eau de pluie, il se mit à couvert derrière et tenta de maîtriser sa respiration.
Un long moment passa. Léander compta les secondes jusqu'à quinze minutes puis quitta sa cachette pour trouver une voie qui lui permettrait de s'éloigner discrètement. Dans la panique, il avait à peu près perdu de mémoire le plan du quartier. Marchant lentement, il restait aux aguets. Scrutant les ombres, il s'attendait à chaque seconde à voir débarquer soudainement le tueur. Il progressa ainsi sur plusieurs ruelles, en rasant les murs. Pour l'instant, pas de raison de s'affoler... L'aventurier commençait à récupérer son assurance : le tueur l'avait perdu et il avait manifestement abandonné la chasse.

Quelques bâtiments plus loin, Léander vit la sortie du quartier. Cette avenue lui permettrait de rejoindre les grands axes de la ville. Il serait plus en sécurité en compagnie de la foule, aussi déplaisante soit-elle. Il continuait d'avancer rasséréné à l'idée de se trouver un abri sûr. Tout à coup, un sifflement se fit entendre et un poignard trancha les airs, passant à quelques centimètres de son visage. L'assassin était de retour et la traque reprenait. L'esprit de Léander se mit en marche à une vitesse supérieure. Il savait qu'il pouvait chercher à localiser le tueur et lui régler son compte avec sa rapière, mais c'était encore plus dangereux. L'autre solution était de se trouver un abri et, potentiellement, de piéger l'adversaire pour l'attaquer au moment où il s'attendait le moins. Un rapide coup d'œil aux alentours lui permit de trouver le refuge approprié : un espèce de hangar assez proche. Il fonça illico vers le bâtiment et, dans son élan, fit sauter le verrou de la porte d'un coup d'épaule. D'une certaine manière, la peur lui donnait des forces. À peine avait-il franchi l'encadrement de la porte qu'une nouvelle lame siffla dans les airs, passant par-dessus son épaule droite. La leçon était claire : surtout rester en mouvement. Cet individu, homme ou femme, pouvait projeter ses armes de jet sur une très longue distance, bien au-delà des capacités d'un humain ordinaire.

À l'intérieur de l'entrepôt, il faisait un noir quasi-total. Néanmoins, les lumières lointaines du quartier des tavernes filtraient légèrement à travers les fenêtres du bâtiment, guidant Léander. Il y avait manifestement des tonneaux, ou plutôt des barils au vu de la taille, entreposés ici. Des échelles disposées ça et là permettait d'accéder à une plateforme métallique qui faisait le tour de la salle. Plusieurs systèmes à poulies et grappins permettaient de soulever les barils.
Léander grimpa immédiatement à la première échelle pour se poster en hauteur. Cela lui donnerait un avantage certain si l'assassin passait par la porte. Il se positionna juste au-dessus de l'entrée et s'accroupit avant de patienter, rapière dégainée. Plusieurs longue minutes s'écoulèrent. Léander ne changea absolument pas de position. Il ne bougerait que si le tueur passerait à sa portée.

Des bruits de pas se firent entendre. Tous les muscles de l'ilmorien se contractèrent. Quelqu'un passa la porte. Il sauta dans le vide. Les genoux de Léander percutèrent les omoplates de l'individu qui produisit un cri à moitié étouffé. Il était le dominant maintenant. Il maintenait l'homme sous son poids et l'empêchait de se débattre. Il lui asséna un formidable coup à l'arrière du crâne avec la poignée de son arme. Son adversaire était proprement assommé. En clair, l'action était une réussite totale.
Aussitôt, il commença à fouiller son suspect. Étrangement, il ne possédait aucune arme de jet dans ses poches ou ses mains. En s'approchant du visage de l'homme, il décela une odeur d'alcool. « Un piège. »

Quelque part, au milieu de l'entrepôt, un baril vola dans sa direction. Léander fit un saut en arrière pour éviter le projectile géant. Ce faisant, il heurta violemment un autre baril au niveau des reins. Mais il était vivant. La barrique volante s'écrasa sur le bonhomme assommé. À la stupeur de Léander, elle n'était pas vide. Un liquide sombre se déversa aussitôt du baril fracassé. L'individu inconscient était probablement mort sous le poids du projectile. Il avait officié en tant que leurre et avait détourné l'attention de Léander. Probablement un ivrogne qui passait par-là et qui avait été convaincu d'entrer dans la place.
Un nouveau poignard volant vint se ficher dans le bois du tonneau sur lequel Léander était affalé, clouant ce dernier par la manche. Alors qu'il essayait de se libérer, des images du calvaire de Ernst, l'indic' revenu de mission, le corps ravagés par des coups de couteau dévastateurs, défilèrent devant ses yeux. Manifestement, il avait affaire au responsable de cette boucherie. Cette pensée amplifia sa peur et, avec elle, sa force de volonté. En une fraction de seconde, il avait tiré un coup sec pour déchirer le tissu du vêtement et avait sauté par-dessus le baril afin de s'en servir comme couvert tandis qu'il avait échappé à un nouveau poignard qui venait siffler dans les airs. Léander resta un moment recroquevillé derrière son rempart de fortune tandis qu'un silence lourd s'installait. « Comment s'échapper ? »

Tout à coup, adossé au baril, il ressentit plusieurs impacts qui résonnèrent sur le bois. Le bruit d'une pluie de projectiles ricochant avec un bruit mat se fit entendre. Quelqu'un passèrent par-dessus la tête de Léander. Il s'agissait clairement d'un tir de rafale, comme si une compagnie entière d'archer le prenait pour cible. Accroupi où il était, il demeurait à l'abri mais ne pouvait pas s'échapper. Les bruits à répétition ne discontinuaient pas. Cependant, Léander put remarquer qu'il ne s'agissait plus de poignards cette fois : les objets ainsi lancés consistaient en cailloux, morceaux de bois ou de ferraille qui trainaient un peu partout sur le sol de l'entrepôt. Le message était clair : son adversaire jouait avec lui.
Il lui fallait sortir de là au plus vite : l'aube était sur le point de se lever et il ne devait pas rester dans le champs de tir de son mystérieux ennemi. Léander se mit dans la position du coureur dans l'attente du départ de la course, tout en s'arrangeant pour demeurer à l'abri du baril. Il fallait prendre le tueur par surprise et partir le plus vite possible.
Dès que les tirs semblaient s'amenuiser un minimum, Léander fonça en avant sans prendre le temps de regarder autour de lui : chaque dixième de seconde était précieux. Dans son mouvement de départ, il en profita pour ramasser sa rapière, restée par terre, tout en accélérant. Il sprinta comme il ne l'avait jamais fait auparavant. Le temps que les projectiles changent de direction pour le cibler, il avait franchi la porte de l'entrepôt. Il avait réussi à sortir du bâtiment.

Les bâtiments qui défilaient à la périphérie de son champs de vision étaient flous et disparaissaient très rapidement tandis qu'il courait plus vite qu'il ne l'avait jamais fait auparavant. Il commença à rejoindre les passants dans la rue, mais son instinct lui criait qu'il n'était pas en sécurité, loin de là. Il fallait à tout prix qu'il rejoigne ses compagnons. Il s'arrêta un court instant afin d'aviser les environs et choisir le chemin le plus judicieux. Des gens se déplaçaient dans la rue et la plupart devait commencer à travailler. Un poignard vola juste devant les yeux de Léander et une jeune femme situé non-loin de lui fut mortellement touchée à la tempe. Elle s'effondra en silence et il reprit sa course de plus belle. Pas un cri ne fut poussé. Il faudrait encore quelques instants avant que des passants ne remarquent ce qu'il venait de se passer. Et Léander serait déjà loin, un tueur aux trousses.

L'aube se levait lentement tandis que l'aventurier ilmorien continuait à courir, affolé, en jetant parfois des coups d'œil par dessus l'épaule. Son assaillant demeurait invisible, probablement dissimulé à distance. Léander était presque parvenu jusqu'à la maison close où lui et ses amis avaient décidé de se cacher. Il était temps ; il courait depuis si longtemps qu'il avait les poumons en feu.
Soudain, il vit deux silhouettes atypiques qui se déplaçaient ensembles dans la rue. Yuriko et Mannrig. Ces derniers tournèrent la tête pour voir l'origine des bruits de course. La jeune ryuanne eut un léger sourire que l'on aurait pu qualifier de condescendant. Lorsque Léander les atteignit, il n'avait plus assez d'air dans ses poumons pour les avertir. Yuriko, inconsciente du danger, se contenta de poser une main sur son épaule et de lui demander : « Léander, connaissez-vous le proverbe ''la curiosité tua le chat'' ? »
Léander leva des yeux affolés. De quoi parlait-elle ? Il inspira plusieurs fois pour essayer de reprendre sa respiration et leur annoncer ce qu'il se passait. Mais il fut interrompu par une lame qui lui perfora l'omoplate gauche. La pointe du poignard ressurgit du coté de la poitrine, à deux pouces du cœur. Le souffle coupé, il s'effondra entre les mains de Yuriko tandis que Mannrig se saisissait déjà de son arc.

Allait-il mourir ? Léander sentait la peur s'insinuer en lui en même temps qu'il perdait son sang. Il n'entendait que vaguement ses compagnons crier. Il aurait été bien incapable de comprendre ce qu'ils disaient. Le temps semblait se ralentir. Il sentit que Yuriko l'épaulait pour le soutenir et l'empêcher de tomber. Sa conscience commençait à vaciller.
Il put toutefois comprendre les propos de sa compagne de route quand celle-ci s'adressa directement à lui.
« Ça fait moins mal que ça en a l'air... » lui dit-il.
Il lui sembla que Yuriko fit une moue réprobatrice. Comment en être sûr ?
« Attendez, je vais vous retirer ce couteau... » commença-t-elle.
Instantanément, Léander vit, dans un flash, des souvenirs de Yuriko et Mannrig qui buvait et picolait des verres d'alcools à la suite. Ce fameux cocktail baptisé ''Surprenez-moi'' par les deux compères, plus puissant que de l'absinthe noire ou de la vodka. Quels ravages pourrait produire la main tremblante d'une d'alcoolique ? D'ailleurs, n'y avait-il pas une artère située juste à coté de la lame ?
« Non ! murmura Léander, je préfèrerais que Skyla s'en occupe... »
Son corps se détendit d'un coup. Sa vision se brouilla. Il entendait des sons diffus qui peinaient à parvenir jusqu'au cerveau. Il lui semblait que Yuriko le déplaçait rapidement dans les airs. Peut-être était-ce à cause du léger vent frais qui lui caressait le visage ? Puis il sombra totalement dans l'inconscience.



Pour (re)découvrir la suite de cette aventure, je vous invite à vous référer au passage « Un chaton mort sur les pavés »

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