samedi 27 février 2010

Au fil des heures - Conclusion

Un vent fort charriait les premières gouttes de pluie, fouettant l'herbe et la cime des rares arbres visibles dans les plaines environnantes. La nuit était tombée depuis une demi-heure, pas beaucoup plus, et la route commençait déjà à disparaître dans la pénombre. Bientôt, le sol devint boueux et humide, alors qu'une pluie battante brouillait toute visibilité au-delà d'une dizaine de mètres.
À contre-coeur, Yuriko s'arrêta de courir et se mit à marcher. Ses vêtements étaient maculés d'éclats d'une boue liquide. Devait-elle continuer par la voie des airs ? Courir sans voir où elle allait n'était pas prudent, mais au moins, cela réchauffait. L'eau glaciale et abondante, couplée à ce début de tempête qui formait des vagues d'eau dans l'air au gré de ses bourrasques, lui gelait déjà les extrémités. Qu'en serait-il en altitude ? Frigorifiée, elle résolut de ne pas mourir de froid cette nuit-là, et reprit sa course en ralentissant le rythme pour se donner le temps de réagir en cas d'obstacle. Chacun de ses pas était ponctué d'un bruit aqueux et d'une gerbe d'eau assez conséquente pour lui rentrer dans les bottines et lui geler les orteils. Courage. Americh ne devait plus être si loin que ça.
Une bonne heure plus tard, même si Yuriko en aurait compté trois, la pluie s'était légèrement calmée et les premières lumières de la ville apparurent dans son champ de vision. Elle était gelée de la tête aux pieds. La seule partie à peu près sèche de sa personne était un sac en bandouillère qu'elle avait récupéré à Brudge, et qu'elle avait eu la présence d'esprit de mettre à l'abri sous son manteau, car il contenait quelques petites choses périssables qui gagnaient à rester au sec - entre autres des cigarillos, trois ou quatre chouquettes survivantes et un livret bancaire qui lui permettrait sans doute de ne pas trop galérer financièrement dans les mois à venir. Pressant le pas, elle pénétra dans la ville et se rendit directement chez elle. Du moins l'aurait-elle fait si elle n'avait pas été aussi fatiguée et étourdie. Ce fut donc seulement après une demi-heure à chercher dans les rues noires, dont le sol trempé réverbérait heureusement l'éclat de la lune, qu'elle retrouva son huis.
Au moment d'ouvrir la porte, elle remarqua avec agacement qu'on avait forcé la serrure et cassé le loquet qui permettait de verrouiller. Il suffisait de s'absenter cinq jours pour qu'on vous cambriole ? Ouais. Elle entra en remettant au lendemain le changement de serrure, et posa son sac sur le canapé. Evidemment, le voleur avait dû être déçu : il n'y avait pas le moindre objet de valeur dans cet appartement. Pour l'instant, en fait, c'était plutôt vide. Le seul signe de passage était le désordre que le cambrioleur avait mis, jetant les coussins partout dans la pièce et posant le matelas contre le mur. Elle soupira en jetant un coup d'oeil autour d'elle, le remerciant mentalement de ne pas avoir découpé le tissu du fauteuil. Un frisson la prit. Elle allait attraper la mort si elle restait comme ça.
Dix minutes plus tard, elle grattait une allumette pour mettre le feu à la partie tressée d'une chaise qui traînait dans la cuisine, qu'elle avait démolie pour en faire du bois de chauffage. L'âtre s'illumina un instant, et la combustion s'arrêta alors que seul un misérable brin d'osier avait pris feu. Elle se fit intérieurement la remarque qu'il lui faudrait récupérer du bois de chauffe, réarrangea la position des débris de chaise, et utilisa une seconde alumette avec plus de succès. Bientôt, des flammes dansèrent dans la cheminée, commençant à faire quelques braises. La chaise représentant une maigre quantité de combustible, la table bancale restée dans la cuisine ne tarda pas à la rejoindre. Yuriko rapprocha le fauteuil du foyer, alla chercher une couverture dans la pièce d'à côté, suspendit ses vêtements trempés aux bords de la cheminée et, complètement nue, s'emmitoufla dans ce fauteuil tout mou en sentant avec délice le sang affluer de nouveau dans ses doigts bleuis.
Ces deux dernières semaines avaient été tout particulièrement éprouvantes pour ses nerfs. Un véritable mal-être la saisissait lorsqu'elle y repensait. Pour tout dire, elle se sentait sale. Qu'est-ce qui était le pire ? Avoir tué une quinzaine de personne en autant de jours ? Avoir livré un individu à la torture et collaboré avec les pires fanatiques qui soient ? Elle aurait voulu ne plus y penser, mais une odeur de cadavre lui collait à la peau. Et tout ça pour quoi ? Des bateaux n'avaient pas été détruits. Une guerre n'avait pas été déclenchée. Mais était-ce bien sûr ? Ceux qui l'avaient prévenue de cette menace étaient les mêmes que ceux qui avaient récupéré le stock d'explosifs. Elle eut une légère grimace. Ils avaient assuré que ce stock ne servirait pas une cause guerrière, mais à quoi d'autre ce genre de choses pouvait-il bien servir ? À les voir, on n'aurait pas cru qu'ils étaient du bâtiment... Oui, il y avait de fortes chances pour qu'"on" se soit servi d'elle et des autres pour mettre la main sur le précieux chargement, et qu'"on" ait craché tout cet or uniquement pour acheter son silence. Elle avait marché dans la combine, c'était regrettable, dans un sens, mais comment aurait-elle pu agir autrement ? Si cette guerre avait bien eu lieu, de combien de morts supplémentaires aurait-elle dû porter le poids sur ses épaules ?
Elle ramena la couverture par dessus son visage. De toutes façons, il n'y avait pas de bon choix à faire. Elle s'était contentée d'appliquer la logique du moindre mal, et n'avait donc pas de raison de s'en vouloir outre-mesure. D'ailleurs, en toute honnêteté, elle ne se condamnait pas vraiment pour ses actes, simplement, un profond dégoût s'agrippait à elle comme une sangsue impossible à arracher. Etait-ce bien sûr, qu'elle avait appliqué sans erreurs cette "logique du moindre mal" ? Martius... Elle n'avait pas eu la force de le tuer avant d'avoir à le livrer à l'inquisition. Il subissait peut-être encore d'abominables tortures à cette heure. Même si son corps se réchauffait lentement, Yuriko restait glacée par l'effroi. Les tribunaux de l'inquisition étaient inconnus du grand public, et seules quelques rumeurs laissant présager du pire parvenaient à filtrer. Mais le pire dans tout ça ; la raison pour laquelle elle aurait choisi toute autre solution que celle de l'éliminer s'il en avait été une, c'est que Martius était innocent. C'était un individu dangereux, certes, ayant causé la mort de nombreuses personnes, vrai aussi, projetant de tuer aveuglément des dizaines d'enfants pour accomplir ses noirs desseins, tout à fait, mais fondamentalement innocent. Il était fou ; complètement étranger à toute morale. D'ailleurs, elle n'aurait même pas osé lui en parler, de peur d'être ridicule. Etant donné qu'il était totalement incompréhensif des droits humains ou des lois, il n'était logiquement pas condamnable par ces dernières. En fait, elle avait agi comme aurait agi Skyla ou n'importe lequel des aliénés de l'inquisition : elle était tombée assez bas pour tuer (indirectement) quelqu'un au nom d'une conviction personnelle. Peu importait de savoir quelle était ce principe : ce qu'elle avait fait n'était pas plus honorable qu'un meurtre commis par fanatisme religieux ou nationaliste.
Elle repensait à Crescentia, le succube. Tant de choses incompréhensibles s'étaient passées sous ses yeux qu'elle n'était plus sûre de rien. Cette créature était un démon, et pourtant, elle n'avait pas manifesté d'intentions hostiles à l'égard de qui que ce soit. Yuriko se souvint de la rancoeur du succube à la nouvelle de l'enfermement de Martius à l'intérieur du bâtiment inquisitorial. Beaucoup d'êtres humains auraient été submergés par la colère, mais Crescentia n'avait fait preuve d'aucune violence. Pourtant, Skyla n'aurait pas hésité une seconde à la tuer si elle en avait eu la possibilité. Pourquoi cela ? Etait-on condamnable, n'étant pas un être humain, de n'avoir aucune morale humaine ? Crescentia n'avait pas non plus de tabous sexuels, mais ce ne pouvait pas être la seule raison. Si l'Eglise condamne ceux qu'elle appelle "dépravés", elle ne les exécute pas pour autant... Au final, le fait que la sainte haït le succube si ardemment n'avait fait que donner envie à Yuriko d'en savoir plus dessus. Etait-il vrai que, si elle avait accepté ses avances, elle y aurait laissé son âme ? Après tout, elle venait d'apprendre l'existence de l'enfer, alors pourquoi pas celle de l'âme...
C'est seulement plusieurs heures plus tard, alors que l'aube pointait, que Yuriko finit par s'endormir. Elle fit quelques étranges rêves dont elle ne conserva aucun souvenir, mais eut dans l'ensemble un sommeil plutôt calme. Du moins, autant que cela est possible dans un fauteuil.
Ce furent des cris d'enfants étrangement proches qui la tirèrent de sa torpeur. Elle ne comprit pas tout de suite pourquoi leurs pépiements étaient aussi aigus et forts. Une voix de petit garçon particulièrement haute résonnait tout près. Ce serait un château, il y aurait un dragon là-bas, et le canapé serait un... Le môme s'interrompit brusquement. Il venait d'apercevoir la tête de la princesse, qui venait d'émerger d'un tas de couvertures sur un fauteuil. Yuriko et lui se regardèrent dans les yeux pendant quelques secondes, et il finit par tourner les talons pour rejoindre en courant ses camarades, qui ne l'avaient pas attendu pour déguerpir. La princesse se frotta les paupières des poings, bâilla, s'étira avec délice et se leva dans le but à peine dissimulé d'aller s'habiller. Elle avait une montagne de choses à faire, à commencer par un changement de serrure.
Le matin recouvrait la pièce de sa lumière froide et calme. Americh n'attendait plus qu'elle...

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Hey I'm Maxine and although this is my first post I've been reading for a while and I guess it's time that I said Hello and introduced myself. I'm 35 and run a [url=http://getpenisenlargement.net]penis enlargement[/url] business with my brother and live in sunny San Diego, California with my 2 fantastic children. I love cycling and badminton but hate seafood...and I guess that's all you need to know! :)