mardi 23 février 2010

L'Étoile du Désespoir (conclusion) - Léander

Dans un couloir faiblement éclairé par quelques bougies placées à intervalles réguliers, de légers bruits de pas résonnaient. Le corridor s'allongeait considérablement vers une porte à double battants au poignées cuivrées. Quelqu'un marchait lentement, calmement, faisant le moins de bruit possible sur le parquet sombre. L'individu s'avançait tranquillement en direction de la porte. Ses bottes de ville étaient d'excellente qualité et ses vêtements avaient été conçus sur mesure, démontrant ainsi une certaine richesse et un statut social élevé. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas porté ce genre d'habits. Depuis plusieurs semaines, il avait choisi de vivre en tant que voyageur riche et cultivé. Dans l'intérêt de ses voyages et de ses missions. Son nom n'était un secret pour personne et il n'était pas non-plus une personne particulièrement célèbre, du moins certainement pas en dehors son entourage et de ses confrères. Néanmoins, quand il voyageait, quelle qu'en soit la raison, il n'était simplement pas nécessaire que les gens sachent qui il était réellement et quel était son statut exact. Bourgeois cultivé, aux origines ilmoriennes, suffisait largement dans la majorité des cas.

Une fois arrivé en face de la porte, l'homme se passa la main gantée de soie sur le visage en inspirant pronfondément. Ses cheveux mi-long étaient ramenés en arrière de manière assez savante, tandis que sur son nez reposait une paire de lunettes parfaitement neuve, l'ancienne ayant été détériorée au gré de ses dernières aventures. Il s'était écoulé bien des jours depuis qu'il avait quitté Brudges et ses compagnons de route. Si ces derniers pouvaient le voir en ce moment-même, sans doute seraient-ils surpris par le changement d'apparence plutôt radical de leur ami. Le voyageur assoiffé de connaissances qu'ils connaissaient avait cédé la place à son identité première : un grand érudit ilmorien, appartenant au échelons élevés de la société. Léander était sans aucun doute différent. Son apparence, sa démarche, ses habits, etc. Tout indiquait clairement un port altier, une dignité sans pareille et une hauteur d'esprit qui ne trouvait que peu de semblables. Sa nouvelle tenue vestimentaire suscitait un charisme impressionnant et une maîtrise de soi à toute épreuve.
Léander chercha un moment à l'intérieur d'une des poche de son manteau avant d'en ressortir un anneau argenté monté d'un symbole sophistiqué évoquant un livre ouvert. Il glissa la bague le long de son annulaire recouvert de soie. Il vérifia que le bijou, preuve de son appartenance à l'organisation, tenait bien au doigt sans le gêner puis il toqua à la porte. Au bout de quelques secondes, un homme d'âge avancé lui ouvrit la porte. Le regard de celui-ci s'illumina quand il reconnut le visiteur.
"Ah, Cornélius ! Soyez le bienvenu ! Entrez donc, je vous prie. Vous arrivez juste à temps pour assister au séminaire.
– Je suis content de vous revoir également, mon cher Timothéus. Nos discussions m'ont manqués ces derniers temps.
– Vous êtes revenu bien plus tôt que ce que vous nous aviez annoncé. Y a-t-il une raison pour que votre voyage ait été écourté ?
– Certes oui, mais je ne souhaite pas en parler maintenant. Ce n'est ni le bon endroit ni le bon moment. Je préfèrerais de loin vous raconter tout ceci quand nous serons installé dans votre salon, ou bien dans ma demeure. J'ai bien des choses à converser avec vous, mais pour le moment je désire juste prendre des nouvelles de la confrérie.
– Oui, bien sûr. Venez donc avec moi, nous allons justement aller écouter notre consoeur Lydia qui est revenu de Varja il y a deux semaines. Il semblerait qu'elle y ait découvert des choses particulièrement préoccupantes.
– Agnès est donc revenue avant moi ? Je suis agréablement surpris. Qu'en est-il de nos amis Dorian, Alexander et Démétrius ? Et aussi Sirius Téophilus et Sophia Ilmora ?
– Tout doux ! Pour l'heure, seuls Dorian et Démétrius sont au pays, mais ils devraient bientôt repartir. Allons, suivez-moi et je vous parlerai d'eux après. Nous avons beaucoup de choses à discuter et vous avez raison sur un point : nous ferions mieux d'en parler à l'aise chez vous ou bien chez moi, auprès du thé."

Le vieil homme dénommé Timothéus referma la porte derrière Léander puis l'amena dans une vaste pièce similaire à un amphithéatre. La salle était éclairée par des globes de lampyridae et approximativement le tiers des places disponibles était occupé par des personnes qui écoutaient avec intérêt les paroles de l'oratrice. Tous les convives portaient des vêtements d'aristocrates savants, d'érudits et de professeurs d'université. La femme qui était au centre de l'attention tenait un long discours concernant son dernier voyage en Varja. Son oratoire prêtait l'oreille de très près pour deux raisons essentielles : premièrement, leur consoeur leur ramenait de nouvelles connaissances qui allaient très bientôt compléter le thésaurus de Bellasarius, et deuxièmement, elle établissait un rapport précis et relativement préoccupant concernant les derniers évènements notables qui s'étaient déroulés au pays de l'Empereur Éternel ; certains auditeurs tressaillirent quand elle en vint à fournir quelques données occultes concernant les étranges magamatas et la séparation de la Veille et du monde réel en Varja. Certaines personnes qui l'écoutaient pourraient également lister une troisième raison : Agnès Lydia était une femme que l'on aurait pu qualifier de belle et agréable à regarder.

Les yeux de l'oratrice s'illuminèrent quand elle reconnut les deux derniers convives qui entraient dans la salle alors qu'elle avait déjà commencé à faire le rapport de son voyage. Néanmoins ni ses gestes, ni son élocution ne trahirent sa joie intérieure. Quand il s'agissait de faire un discours en face d'un public, elle gardait toujours une maîtrise absolue de soi.
Léander et son ami, Timotheus, prirent place et écoutèrent Agnès en silence jusqu'à la fin du discours. Le cerveau de Léander s'attelait à plusieurs tâches simultanément : il assimilait les informations et les nouvelles qu'il entendait, il songeait à ses projets d'avenir et il réfléchissait également à la façon dont il allait faire son rapport. Les trois à la fois.

Au terme d'une heure et demie, la séance était terminée et la plupart des personnes commençaient à ramasser leurs feuilles de notes. Agnès conversait avec quelques érudits qui commentaient son intervention, la félicitaient ou bien lui transmettaient simplement leurs salutations. L'amphithéatre se vidait lentement tandis que Léander et Timothéus restaient assis. Ils se connaissaient assez bien et chacun avait eu le temps de deviner quelles étaient les préoccupations de l'autre, de deviner ses pensées
"Je pense que vous souhaiterez discuter avec notre chère Agnès. Cela fait longtemps que vous ne vous êtes pas rencontrés.
– C'est exact.
– Je vais aller la saluer rapidement et je rentrerais chez moi. Prenez donc votre temps. En contrepartie, que diriez-vous d'une discussion entre nous chez moi ? Disons à vingt et une heure. Nous aurons alors le temps de parler et d'échanger nos dernières nouvelles.
– Merci beaucoup Timothéus. Vous êtes un ami cher sur lequel je peux compter. Je vous retrouverais ce soir donc. Inutile de me faire préparer le diner, je mangerais sans doute en ville.
– Très bien, à ce soir donc.
– À ce soir."

Le vieil homme se leva de son siège et se dirigea vers le petit attroupement afin d'échanger quelques mots avec ses confrères et consoeurs, puis finit par s'éloigner et quitter la salle. Léander restait assis, attendant patiemment que l'amphithéatre soit déserté. Il ôta sa bague du doigt pour la ranger soigneusement dans sa poche. Ce symbole n'était utile que pour se faire reconnaître par ses confrères.
Finalement, après plusieurs longues minutes, les deux dernières personnes qui palabraient inlassablement avec leur collègue finirent par prendre congé. Agnès poussa un léger soupir, comme si sa patience avait été récompensé, puis elle se tourna vers Léander qui se leva à son tour.

"Et bien, messire Léander ? Vous débarquez à l'improviste à mes conférences sans prendre la peine de me prévenir de votre arrivée ?"
L'érudit s'avança vers elle et lui saisit délicatement la main afin d'y poser ses lèvres.
"Vos yeux me manquaient... Et je suis justement arrivé aujourd'hui pour vous annoncer mon retour. Je n'avais pas la patience de vous faire porter une lettre.
– Quelle galanterie ! Je suppose que vous comportez ainsi avec toutes les femmes que vous croisez ?
– Je ne suis pas un rustre envers la gent féminine, mais je ne dévoile cet aspect de ma personnalité qu'à vous seule.
– Je suis bien tentée de vous croire... Mais comment être sûre lorsque l'on parle des hommes ?
– Je ne répondrais qu'une seule chose : ayez foi.
– Hum... Uniquement parce qu'il s'agit de vous..."

Agnès prit à son tour la main gantée de Léander afin de la poser contre sa joue.
"Néanmoins, vous êtes revenu bien plus tôt que prévu ? Qu'est-ce qui nous vaut cette agréable surprise ?
– Mon voyage a été écourté pour plusieurs raisons. Mais il s'agit de toute une histoire qui prendrait du temps à raconter.
– Quand repartez-vous ?
– Je n'ai pas prévu de repartir tout de suite. Je resterais à Hausser pour un long moment je pense.
– Je vois. Disposez-vous de temps libre ce soir ?
– Pas tout à fait. Je dois rendre visite à Timothéus, mais j'allais tout de même vous demander si vous vouliez diner avec moi."
La demoiselle approcha son visage de celui de Léander et lui caressa la joue du bout des doigts.
"Ce serait avec plaisir..."


Quelques heures plus tard, Léander se trouvait dans un salon chez son ami Timothéus. Les bougies étaient éteintes et seule la cheminée donnait un minimum de lumière. L'érudit aux cheveux grisonnants, assis dans un fauteuil, une tasse à la main, écoutait avidement les paroles de son ami. Cela faisait déjà deux heures qu'ils parlaient et Léander avait fini de raconter son périple qui l'avait fait voyager de Brudges à Américh tout en frôlant la mort plusieurs fois. Le vieil homme, pensif, buvait son thé en réfléchissant à ce que venait de lui apprendre son ami.

"Mais vous n'avez pas découvert l'identité de ces gens, ou plutôt la nature de l'organisation qui s'est chargé de subtiliser les tonneaux de poudre, n'est-ce pas ?
– Non. Mais je crois que vous et moi avons les mêmes soupçons...
– Oui, qui cela pourrait-il être d'autre ?"

Léander hocha la tête pensivement, puis annonça :
"Leur employé, Tomaj, a dit que les tonneaux de poudre ne serviraient pas d'explosifs. Qu'ils ne seraient pas utilisés de manière belliqueuse ou offensive. Et je ne pense pas qu'ils aient l'intention de les revendre. Ils les ont fait disparaitre de manière trop efficace.
– Cela nous conforte donc dans nos soupçons. Il n'y a pas assez de groupe organisé qui soit capable de déployer ses agents aussi vite et de récupérer cette marchandise sans laisser de trace. Il ne s'agissait pas d'agents impériaux ni des hommes d'Azur. Providence et Soleil Noir possèdent sans doute des stocks entiers de cette marchandise. Les papiers que vous avez récupérés chez ce Sandberg prouvent même que les barils provenaient en majorité de ces deux corporations. Ils n'ont pas de raison de voler ce qu'ils ont vendu à prix d'or.
– Ceux de Yehudah en sont capables. Et qui sait quelle raison ils auraient pu trouver.
– L'Ordre de Yehudah n'est pas très actif dans ce secteur. Sans doute à cause de l'influence du dernier des Giovanni. Le prince Lucanor sait tenir ces gens-là à distance. Oubliez ces sorciers. Ils n'emploieraient pas d'humains normaux pour leurs plans.
– Vous avez raison...
– Vous n'avez pas pu trouver de preuves. Mais mon intuition me dit qu'il s'agit de cette organisation étrange : Wissenschaft. Nous n'avons jamais pu trouver quels étaient leurs buts... Que manigancent-ils maintenant ?
– Peu importe... À présent, ces barils sont hors de notre portée. Il nous sera impossible mettre la main dessus ou deviner leur localisation."

Timothéus fixa un moment les flammes dans l'âtre.
"Votre voyage n'aura pas été vain, loin de là. Nous savons également maintenant que les prophéties de l'Église se précisent. Les autorités ecclésiastiques savaient que cela se produirait à Brudges."

Léander ne répondit pas tout de suite.
"Je crois que j'aimerais oublier un moment toute cette histoire... et me détendre.
– Je comprend. Vous avez été gravement blessé et vos cicatrices parlent d'elles-mêmes. Cela doit faire un choc de savoir que l'on a failli mourir assassiné.
– Ce n'est pas ça. Les blessures physiques sont importantes, mais elles ne seront jamais rien en comparaison du choc que j'ai eu quand nous avons déniché... Bardley, ou plutôt Martius comme il voulait s'appeller.
– Martius ? Je ne comprend pas. Ce garçon vous a tant impressionné ?
– Je n'ai rien dit aux autres à ce moment-là, mais au fond de moi, j'étais écrasé face à sa présence.
– Il est mort maintenant. Oubliez-le, il était dérangé.
– Il était dérangé, oui... mais je ne suis pas sûr de ce que j'aurais fait s'il m'avait demandé de sacrifier ma vie... On avait l'impression de ne pas pouvoir lui désobéir."

Un long silence suivit cette dernière déclaration. Seul le crépitement des flammes était audible. Finalement, le vieil érudit parla :
"Reposez-vous Léander. Profitez des prochains jours pour vous détendre. Je vais vous raccompagner à la sortie. Nous avons veillé assez tard et nous en reparlerons une autre fois.
– Très bien, le temps passe et quelqu'un m'attend encore.
– Agnès ?
– Exactement."

Timothéus eut un petit sourire pétillant de complicité.
"Il y aura un orchestre très attendu au Palais de la Musique cette semaine. Vous devriez l'inviter et je saurais vous trouver des places. Cela lui ferait plaisir. Profitez-en tant que vous êtes jeune.
– Merci Timothéus. Je vais suivre votre conseil. Et sachez que vous n'êtes pas si vieux que vous le dites."
Léander eut un sourire avec cette dernière phrase : il venait de penser à Yuriko qui, pour une raison inconnue, était terrorisée par les personnes affublées de rides au visage.

Il était rentré au pays, chez lui. Il était simplement temps que la vie continue.

1 commentaire:

le Golem qui rêve a dit…

Un petit paquet d'erreurs corrigées. j'étais fatigué et je ne me suis pas relu. S'il reste encore des erreurs, signalez-le moi.
N'hésitez pas à commenter.