lundi 26 octobre 2009

Opération nocturne discrète.

10/10/2009

La pièce était un vrai champ de bataille. Tous les murs étaient striés de crevasses et d'entailles, empreintes des ondes de choc que produisaient les coups de hache du mastodonte. Celui-ci gisait encore à terre dans une mare de sang sombre, et pas seulement le sien. Les vitres avaient toutes volé en éclats. Non, elle a rien, fit la voix de Skyla, elle dort, c'est tout. Comment dormir dans une situation pareille ? Avec son habituel esprit de contradiction, Yuriko se redressa et, non sans s'être préalablement étirée, entreprit de ramasser les cartes qui gisaient au sol. Mannrig était affairé à retirer au cadavre sa carapace d'acier, et elle se prit à penser qu'ainsi dénudé, il avait l'air presque petit. (pas Mannrig, hein, mais le cadavre)
Certaines cartes, entre autres le valet de trèfle et le sept de carreau, étaient coupées net, comme avec un rasoir. Foutu, le jeu. Bah, c'était pas bien grave, puisqu'elle souhaitait en changer, mais quand même... On s'y attachait, à ces petites bêtes. Même le joker rouge dévisagé avait sa personnalité, son histoire, (aussi courte soit-elle) et se trouvait chargé du souvenir des dizaines de parties qu'ils avaient jouées avec. Le plancher jonché de cartes et de morceaux de verre fumait et se craquelait doucement aux endroits où avait été reversé du Surprenez-moi. En cherchant des yeux, elle finit par apercevoir ce fameux bouffon, qui s'imbibait d'alcool à la surface de la flaque. Laissant tomber les cartes qu'elle avait ramassées, elle saisit le joker détrempé entre le pouce et l'index et se releva sans le quitter des yeux.
Bon, les enfants, dit le sauvage avec une sagesse confondante, on allait pas trop traîner, d'accord ? Parce que là, ça sentait un peu le gaz, il flairait l'embrouille, les merdes, ça volait en escadrille et les ennuis n'arrivaient jamais seuls. Autant de bonnes raisons de pas s'éterniser. Qu'ils en crussent son expérience, en général, les types comme celui-là, fit-il en montrant du menton le mort, hé bin ils ont de la famille. Et puis, si ça se trouvait, on était en pleine période de reproduction, alors ils avaient intérêt à être vigilants. Rapidement, Yuriko se saisit d'un bout de papier et "emprunta" une plume à Léander pour rédiger à la hâte un petit message à peine sarcastique à l'attention des collègues du macchabée. Où déposer ça pour être sûrs qu'ils ne le ratent pas ? Il n'y avait qu'à l'agrafer sur le front ! Comme ça, ils ne pourraient pas passer à côté, au moins. Tiens, à propos de morts... Leur était-il venu à l'esprit que s'ils venaient bien de dessouder le "Camarade Piotr", comme disait ce cher Alessandro, eh bien ils avaient de bonnes raisons de s'inquiéter ? Qu'ils jettent simplement un petit coup d'œil aux notes d'Ernst. La petite annotation qui accompagnait le nom de Piotr était "sale gueule", tandis que certains autres noms portaient la mention "Dangereux", dans un cas même agrémenté d'un "très" souligné trois fois, afin de bien insister, sans doute, sur la dangerosité potentielle du tueur à gages concerné. Le côté alarmant de la chose, c'est que Piotr n'avait visiblement pas été jugé suffisamment dangereux pour mériter cet épithète. Quoi ? Non, rien, il avait juste failli estropier Mannrig et éviscérer Léander, comme ça, en passant. Eh oui, acquiesça le sauvage d'un air entendu, quand ils étaient en rut et ne trouvaient pas de femelle, les Machines à tuer, scientifiquement appelés Paranthropus Hachus Hypertrophis, pouvaient devenir d'une violence extrême, qu'un homme intelligent comme Bardley pouvait à sa guise canaliser, et ainsi en faire des hommes de main efficaces, quoique peu polyvalents. Il ne fallait pas en vouloir à cette pauvre bête, car elle était manipulée. Ce Vince, dit-il en montrant du doigt le nom dans la liste de Ernst qui se voyait qualifié de "dangereux", était sans doute le mâle dominant, tout simplement. La meilleure chose à faire, c'était d'attendre que passe la saison des amours. En tout cas, avec les lapins, ça marchait très bien.

La bouteille s'écrasa sur les pavés, au milieu de l'impasse. Bientôt les flammes commencèrent à courir sur le liquide qui s'épandait lentement, et une lumière jaune envahit la rue, en face de la maison. ça, c'était la diversion. Yuriko retourna dans la cuisine et fit descendre leur sainte par la fenêtre de derrière, qui se trouvait à quatre ou cinq mètres de hauteur. Alors qu'elle déposait son chargement en bas, Léander atterrit juste à côté d'eux dans un mouvement félin et gracieux. Plus qu'un. Elle remonta et appela Mannrig qui avait tenu à laisser un petit message dans l'entrée, pour inciter le propriétaire à prendre la nouvelle de la dégradation de ses biens immobiliers avec philosophie. Le sauvage accourut, un petit sourire aux lèvres, et se jeta dans les bras de l'ascenseur improvisé.
Une fois tous en bas, dans la rue, ils se concertèrent rapidement pour savoir où aller. Et si on squattait chez quelqu'un, comme ça, au hasard, en entrant par effraction. Non ? Pas même chez une connaissance ? Oh, ben, elle savait pas... Ils auraient pu aller chez Mr. Surprenez-moi, ou chez Caïus, à la limite. Il serait content de les voir, assurément. Mais si, comme ça, c'était plus prudent. Ils n'avaient qu'à acheter le silence de leur hôte, et c'était tout bon. En changeant de maison chaque nuit, on minimiserait les risques. À l'église ? Et pourquoi là-bas plutôt qu'ailleurs ? Nan, mais on s'en foutait du droit d'asile, hein. Le point important, c'était que comme ils y étaient déjà allés, ils y avaient potentiellement déjà été repérés, même ceux qui n'avaient pas un signalement remarquable. Alors non ? Sûr ? Bon, pas de problème, alors, mais faudrait pas se plaindre après.

Quelles étaient les chances pour qu'une telle obstinée se sorte elle-même de la mélasse noire dans laquelle elle s'était immergée ? Ainsi s'interrogeait Yuriko, suspendue la tête en bas à quelques mètres au-dessus du sol, en tournant très lentement sur elle-même. Elle leva les yeux et observa attentivement les formes qui se dessinaient au-dessus d'elle. On devinait, collées au plafond, les silhouettes de trois dormeurs qui se fondaient dans la pénombre de la pièce. La lueur d'une bougie tremblotait encore, nageant dans l'ultime petite flaque de cire restante, et un mince filet de fumée noire s'effondrait du bas de la pointe de la flamme pour aller s'écraser avec lenteur aux pieds de Yuriko. Elle détacha son regard de cette bougie mourante et reporta son attention sur le sommeil des dormeurs. Alors, se demanda-t-elle en regardant vers la couchette qui se trouvait en haut à gauche, combien de chances ? Sa propre question lui sembla soudain purement oratoire, tant la réponse était évidente.
Il y avait une petite porte de bois sombre, de l'autre côté, qui permettait d'accéder à l'arrière-salle où ils avaient trouvé refuge. Qu'est-ce qui l'aurait empêchée de fuir dès maintenant, et de ne plus jamais revoir les trois futurs macchabées qui sommeillaient là-haut ? Certainement pas trente-cinq pièces d'or, ni les prédications apocalyptiques de son employeuse, en tout cas. Se serait-elle sentie coupable de l'abandonner ainsi à une mort (presque) certaine ? Ouais... Possible.
Cependant, même à quatre, la question se posait : quelles étaient leurs chances de survie dans les prochains jours ? Non pas que Yuriko se fisse du souci pour elle-même ; en réfléchissant et en courant suffisamment vite, elle pensait pouvoir sauver sa vie dans pratiquement toutes les situations. De ce côté-ci, ça irait. En ce qui concernait les autres, par contre... Léander, quoiqu'il en dise, était passé par deux fois près de mourir dans la même journée, et le sauvage avait été assez gravement blessé par Piotr. Dans ce sens, c'était pas plus mal qu'ils aient un médecin avec eux, mais même avec tout son talent, Skyla ne ressusciterait pas les morts.
La lumière faiblit brusquement puis s'éteignit finalement. Elle rougeoya encore pendant quelques secondes avant que ne tombe le noir le plus complet. Sans stopper ses rotations, Yuriko entreprit de basculer lentement en avant dans un mouvement régulier et doublement circulaire. Bientôt, elle ne sut plus distinguer le bas du haut. Quelle idée de dormir dans une église ! se dit-elle en frissonnant légèrement. Il y faisait si froid... Les larges pierres conservaient une fraîcheur parfois très agréable, mais pour l'instant engourdissante. Son manteau était resté au sol, et le sol devait se trouver quelque part autour d'elle.
Dans cinq jours, à en croire l'homme qu'ils avaient interrogé au bordel, Sandberg, un des plus gros poissons de la ville, retrouverait leur cher Bardley pour l'échange d'un chargement dont la valeur, la matière et l'utilité n'avaient pas été précisées. Ils savaient tout de même où se trouvait l'entrepôt choisi pour la transaction. Ce pouvait être une piste.
Demain. Ils verraient ça demain.

Un fin petit froid sec qui s'en irait bientôt gerçait encore les lèvres des habitants d'Americh, au mépris de l'ascension du soleil et du chant des gouttières. Tout en marchant sur les toits des maisons, Yuriko promenait son regard aux alentours pour surveiller les arrières de Léander, dont le pas régulier résonnait sur les pavés de la rue voisine, dans la torpeur du matin.
Bientôt, ils parvinrent aux entrepôts. À perte de vue s'étendaient des bâtiments tous identiques, énormes et intimidants. De gros blocs hauts d'une dizaine de mètres chacun, volumineux comme des cathédrales et séparés par de larges allées rectilignes et régulières, s'étalaient sur plusieurs kilomètres. Un silence pesant régnait dans les grandes artères, à l'exception de celles dans lesquelles pulsait avec fracas son propre sang. Yuriko sauta du bord de l'entrepôt sur lequel elle était, et atterrit sans aucun bruit sur la tôle ondulée du suivant. Elle n'entendait plus Léander. À peine l'entr'aperçevait-elle par intermittences.
D'autres bruits de pas s'approchèrent. En se penchant un peu, elle remarqua deux gardes qui patrouillaient. D'accord. C'était prévisible, mais les lieux étaient surveillés. Une fois qu'ils furent passés, elle prit son élan et, dans une course silencieuse, bondit de toit en toit jusqu'au carré d'entrepôts dont Sandberg était le propriétaire. Un nouveau problème se posait : lequel de ces bâtiments était le bon ? Elle sauta sur le plus proche et regarda en bas. À droite, deux autres gardes passaient sans se presser, poursuivant leur ronde. De l'autre côté, Léander arrivait. Il lui fit signe et montra la bonne direction.

À vrai dire, une fois dessus, cela avait quelque chose de décevant. L'entrepôt où se déroulerait la transaction ne présentait aucune particularité ; il n'était pas plus grand que les autres, ni mieux gardé. En fait, il n'y avait rien sinon son emplacement qui permît de l'identifier parmi ses congénères. Deux grandes tôles ondulées légèrement inclinées composaient le toit. Au milieu, une chape de plomb solidarisait les deux éléments pour plus de sécurité. "Hé ! cria quelqu'un en contrebas, qu'est-ce que vous foutez là ?" Yuriko avait sursauté. Descendez immédiatement, ajouta le garde en colère. Que faire ? Elle s'approcha du bord d'un pas quelque peu hésitant et, après réflexion, se jeta dans le vide.
Une dizaine de mètres plus bas, elle s'écrasa sur les graviers avec un hoquet douloureux et ne bougea plus. Deux gardes s'approchèrent au pas de course, elle leur tournait le dos mais pouvait les entendre. L'un d'entre eux devait avoir un sifflet pour prévenir ses congénères, car un bruit strident caractéristique se faisait entendre. Lorsqu'elle estima qu'ils étaient assez près, elle prit appui sur ses bras et balaya les deux ingénus d'un large mouvement de jambes, avant de se relever pour partir en courant, à une vitesse humainement acceptable, quoique assez tonique. (~championnat du monde du 100m)
À l'orée des entrepôts, elle retrouva Léander qui avait lui aussi un peu couru lorsqu'elle s'était faite repérer. Bien joué, dit-il, un poil ironique, en la voyant arriver. Lui au moins ne s'était pas fait voir. Elle ôta sa capuche, et il ajouta que peut-être, il serait bien de changer de vêtements rapidement. D'accord. Acheter quoi ? Ah, il voulait y retourner en soirée ? Oui, ça se tenait. Dans ce cas, pas de soucis.

Mannrig entra dans l'église sans refermer la porte derrière lui, et se dirigea vers les bancs du fond, où l'attendaient les autres. Yuriko écoutait d'une oreille Léander rapporter de manière détaillée (ce type était pire qu'un gps) tout ce qu'ils avaient vu du côté des entrepôts, et regardait d'un œil attristé des cierges se consumer douloureusement et répandre leur sang jaunâtre sur l'autel. L'entrée du sauvage lui fit l'effet d'un grand bol de Surprenez-moi. Alors, il avait trouvé une planque ? Oui, un grenier délabré à une heure de marche du centre-ville. On y accédait par un escalier situé à l'extérieur ou par une trappe à l'intérieur, les quelques fenêtres ne pouvant pas s'ouvrir. Fabuleux, fabuleux ! Avec ça, ils bénéficieraient d'une sécurité relative pendant... Deux jours, peut-être. Oui, mais attention : il avait piégé l'escalier. Si deux personne y passaient, ça craquerait. Si un obèse y passait, ça craquerait. Si quelqu'un sautait dessus, ça craquerait. Il savait pas comment il avait fait, mais tout cela tenait sur la tranche de l'as de pique, alors pas de blagues, surtout. Ah, et en ce qui concernait la trappe, on pouvait la fermer avec un cadenas, un loquet ou quelque chose comme ça. Aucun problème de ce côté-là. Sinon, du neuf du côté des entrepôts ? Ils ne l'avaient pas attendu trop longtemps ? Non, non, vingt minutes à peine. Et pour les entrepôts, ils n'avaient pas pu pousser très loin leurs recherches, dans la mesure où c'était gardé comme le Kremlin quand Khrouchtchev part en vacances sur les bords de la mer noire, c'est-à-dire pas infailliblement, mais assez efficacement tout de même.
Bon, on était partis ? demanda Skyla. C'était pas tout, ça, mais ces recherches leur avaient bouffé leur matinée, et si on voulait être à cette planque avant le crépuscule, autant y aller tout de suite.

Les faibles lumières jaunes aspergeaient d'éclats diffus toutes les surfaces lisses, tachetant de reflets brillants la couleur de la nuit. Les torches, les yeux, le fer des entrepôts et l'acier de leurs armes plongeaient les soldats dans un océan d'étoiles scintillantes. Entre les sombres parois des maisons solennelles, la seule chose que Yuriko entendait pour l'instant, c'était le bruit de sa course effrénée. Les entrepôts l'attendaient gravement, embrasés de lumières, quelques centaines de mètres plus loin. Il y avait trop de soldats. Personne n'aurait pu entrer dans cette forteresse humaine, à moins d'avoir une armée à sa suite. Un attroupement se forma lorsque les premiers d'entre eux la virent arriver, et quelques épées furent dégainées dans d'hasardeux bruits métalliques. Ils avaient grandement renforcé leurs effectifs. Était-ce à cause de la réputation de l'obscurité, tentatrice de toutes les opérations insidieuses, qu'ils étaient aussi nombreux de nuit, ou bien était-ce parce qu'elle s'était faite repérer dans la matinée ? Son imprudence avait-elle exacerbé la méfiance et confirmé les craintes de Sandberg ? Une fois à moins de dix mètres du groupe en armes, ayant pris son élan, elle envoya une impulsion au sol et, s'aidant de sa puissance intérieure, effectua un rapide vol plané au-dessus des lames brandies. Un capuchon dissimulait la majeure partie de son visage, et ses vêtements étaient uniformément sombres, pour éviter qu'on pût faire d'elle une description trop précise. La brièveté de l'aperçu qu'ils auraient de l'intruse ferait le reste. Sans ralentir, Yuriko, ayant distancé de quelques allées les premiers soldats, attrapa dans sa besace une bouteille d'un alcool fort de laquelle dépassait un bout de tissu imbibé, et se saisit de l'autre main de l'acquisition du jour : un briquet à gaz. (Zippo get tha power !) L'après-midi avait été partagé entre des achats utiles, dont un nouveau jeu de cartes, et d'heureuses parties de poker avec Mannrig, au cours desquelles elle l'avait correctement plumé. C'était son jour de chance, se dit-elle en jetant la bouteille enflammée en direction de la porte d'un entrepôt non gardé, dans une course ininterrompue. Peut-être que c'était légèrement exagéré. Après tout, Léander lui avait simplement demandé de faire diversion pour que lui, la sainte et le sauvage puissent entrer dans le "carré Sandberg" sans être importunés outre mesure par les gardes. Dans tout plan, il y avait une part d'organisation, et une part d'improvisation. La pratique différait presque toujours de la théorie. Après son petit exercice de terrorisme incendiaire, Yuriko se saisit du sifflet que Léander lui avait donné, et souffla dedans puissamment, afin d'être entendue d'aussi loin que possible. Ce petit instrument imitait à merveille les bruits ceux des soldats, et permettrait assurément de semer un chaos indescriptible dans leur superbe et méticuleuse organisation. L'idée lui plaisait beaucoup, comme quoi foutre le bordel pouvait être un gage d'efficacité. Elle obliqua à droite, sans cesser de courir ni d'émettre des stridulations aiguës. Un autre peloton de gardes arrivait par là. Il fallait donner du temps aux autres, pour qu'ils puissent atteindre l'entrepôt de la transaction et y pénétrer. Après s'être exercé tout l'après-midi sur diverses formes de cadenas, Léander était prêt et équipé pour en forcer l'entrée, mais il lui faudrait de la tranquillité et sans doute quelques longues minutes. Elle courut jusqu'aux gardes armés, et les esquiva de la même manière que les premiers, sans leur laisser le temps de comprendre. D'autres arrivaient de tous les côtés, par les allées qui séparaient les entrepôts. Ils ne venaient pas tous, bien sûr : certains devaient avoir gardé le poste, mais une proportion non négligeable d'entre eux affluait par là. La diversion faisait son petit effet. Dans un jaillissement de lumière flamboyante et de tessons luisants, Yuriko fracassa une seconde bombe incendiaire à ses pieds dans le but à peine dissimulé de gêner ses poursuivants, et prit la fuite en empruntant une allée à gauche, sans cesser de siffler à intervalles réguliers pour les désorienter.
Cependant, il y avait un autre obstacle à la progression des trois autres, que Léander avait fait remarquer dès le début et qu'il faudrait écarter : sur le toit où les gardes l'avaient surprise à l'aube, l'un d'entre eux se tenait debout et brandissait une torche, prêt à donner l'alerte. Cela aussi, il lui faudrait s'en occuper. C'est pourquoi, une fois qu'elle eût passé cinq bonnes minutes à faire courir les gardes dans la partie septentrionale du carré Sandberg, elle se dirigea en réduisant la fréquence de ses sifflements vers l'entrepôt de la négociation. Les gardes la rechercheraient-ils au nord pendant assez longtemps pour permettre à Léander, Mannrig et Skyla de pénétrer à l'intérieur ? Elle cracha son sifflet, accéléra légèrement, donna un coup de pied au sol et décolla. La sentinelle ne vit rien venir. Une fraction de seconde plus tard, Yuriko descendait du toit de l'entrepôt et reprenait sa course avec un homme dans les bras qui essayait de se libérer en se tortillant dans tous les sens. Le grenier qu'avait trouvé Mannrig était parfait ou presque : éloigné du centre-ville, spacieux, d'apparence désaffectée et difficile d'accès. Tout en continuant à courir, Yuriko assura ses prises sur le vigile enlevé pour l'empêcher de se débattre ou de crier, et prit le chemin de la planque. L'opération était un succès.
Au bout de cinq minutes, elle atteignit le grenier, et grimpa le long du mur avec son paquet sous le bras, sans emprunter l'escalier piégé. Que faire, à présent ? Tant qu'à récupérer autant d'informations que possible, ils pourraient interroger cette sentinelle plus tard, ce serait toujours ça de plus. Positionnant la tête de sa proie de manière appropriée, elle prit sa respiration et lui donna un coup de boule à défoncer le pariétal d'un taureau, même particulièrement coriace. Contre toute attente, sa victime se contenta de pousser un cri de douleur et se débattit soudain convulsivement, faisant lâcher prise à Yuriko. Il se releva rapidement et fit mine de vouloir dégainer son arme. Vite. Elle se jeta sur lui et commença à lui bloquer les bras. Paniqué, son énergie était décuplée, et il était difficile de l'empêcher de bouger. Après quelques secondes de lutte muette, elle le maîtrisa de nouveau et prépara son coup. Cette fois, il ne fallait pas le rater. Elle frappa avec force au niveau du front, le faisant reculer sous l'impact. Il vacilla, tomba lourdement sur le dos et ne bougea plus. Quelque peu excédée par sa propre négligence (elle n'avait même pas pensé à le désarmer), elle entreprit de lui attacher malhabilement les mains avec une chemise à elle, puis ressortit en le laissant là. Les autres auraient peut-être besoin d'assistance, qui sait ? En tout cas, elle n'avait rien à perdre à y retourner.
Cette fois, elle courut sur les toits, pour plus de discrétion, et mit dix bonnes minutes pour gagner les entrepôts.
Là-bas, c'était comme si on avait donné un coup de pied dans une fourmilière géante. (si vous me passez la convenance) Les gardes se réorganisaient rapidement, propageaient les informations les plus fraîches d'un bout à l'autre de leur périmètre avec précipitation, et recherchaient activement les intrus, éclairant de leurs torches les moindres coins et recoins des entrepôts obscurs, sans entrer à l'intérieur. Où étaient les trois autres ? Il semblait très improbable qu'ils se fussent réfugiés dans le secteur. Les fourmis s'étaient répandues un peu partout, mais ne trouvaient visiblement pas ce qu'elles cherchaient. "Deux morts" cria quelqu'un, un peu plus loin. Tiens tiens... Avec circonspection, Yuriko s'approcha de l'endroit d'où on avait crié. Dans la nuit, sur les toits sombres, il y avait très peu de chances pour qu'on la remarque, d'autant plus que les gardes étaient accaparés par leurs recherches au sol.
Au pied de l'un des entrepôts, près de la porte, deux cadavres criblés de flèches se vidaient lentement. L'équipe de choc était passée par là, sans aucun doute, mais avait apparemment déserté l'endroit. Elle fronça imperceptiblement les sourcils en fixant le soldat de droite d'un regard attentif. Son sang sombre avait éclaboussé la façade, derrière lui. Mannrig n'y était pas allé de main morte. Ces flèches, c'était signé. Elle contempla un instant encore la flaque luisante qui s'épandait lentement, et fit demi-tour, avant de disparaître dans la nuit.

Vers une heure du matin, enfin, des bruits de pas accompagnés de chuchotements firent craqueler l'escalier. La première, Skyla entra, chercha des yeux une chaise et, n'en trouvant pas, s'avança en traînant des pieds pour mieux se laisser tomber sur le tas de couvertures qui lui servirait de lit. "J'ai failli m'inquiéter" signala Yuriko, assise sur un genre de secrétaire à la vitre brisée, tandis qu'entraient Léander puis le sauvage. Personne ne prit la peine de répondre. L'érudit, un peu courbé, se tenait les côtes d'une main rouge de sang. Il s'approcha de Skyla d'un pas douloureux pendant que Mannrig, en sueur, se dirigeait vers sa couche pour s'y asseoir à son tour.
Que lui était-il arrivé ? interrogea-t-elle en descendant de son perchoir. Des cailloux, répondit Léander. On lui avait lancé du gravier. Non !? Qu'il fasse voir, un peu ? "Ah, touchez pas ! Ça-fait-mal-euh !" Mais, voulait-il dire, du vrai gravier ? Skyla, ajouta-t-elle en s'adressant à la sainte, quand elle aurait retiré ces corps étrangers, pour ne pas dire clandestins, des muscles intercostaux de leur éclopé de service, pourrait-elle lui les garder, pour voir ? Non, coupa Léander, il avait déjà retiré lui-même ces saletés pendant leur fuite. Ah. Bon. Mais il avait tout enlevé ? C'était sûr qu'il n'en restait pas ? Sûr. Maintenant, si elle voulait bien l'excuser... "Eh ! les interrompit Mannrig, c'est qui, lui ?
- C'est... Je sais pas son nom, mais c'est le soldat qui était sur le toit, et que Léander m'avait demandé de neutraliser.
- Et qu'est-ce qu'il fait là ? demanda le sus-nommé.
- J'ai pensé qu'on pourrait lui poser quelques questions, ça sera toujours ça de plus, quoi."

Suite avant ma mort, de préference.

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