mercredi 4 mars 2009

Yuriko

Yuriko (biographie)

Il y a une photo mais j'arrive pas à la mettre pour l'instant.
Pour la suite de cette biographie, voir les résumés des séances d'anima du samedi soir.

Introduction.

"J'abandonne, annonçai-je à la surprise générale, je veux vivre."
J'avais dit cela sur le ton de l'excuse, comme si j'avais été coupable de ma peur. Mon adversaire et mes anciens amis ne semblaient pas s’en être jamais doutés, mais cela faisait longtemps que je transgressais en rêve les règles d'honneur et de force que ma naissance m'imposait. Trop longtemps que je haïssais le code de conduite absurde qui avait obligé nombre de mes amis à s’offrir une mort glorieuse plutôt qu'une vie de paria. Le moment était venu pour moi de cesser de penser pour mieux agir.
Je me regardai brièvement. Mon bras gauche était lacéré, et j'avais deux trous rouges au côté droit. Avais-je pu m'infliger cela pour défendre un honneur auquel je ne croyais plus ? Visiblement oui, mais ce serait la dernière fois. Mon adversaire me cracha dessus, et se retourna en boitant, dédaigneux, suivi par ceux qui étaient auparavant mes amis, et qui à présent me méprisaient. Pourtant, j'avais réussi à blesser l'autre : j'avais peut-être cassé une jambe à un des meilleurs combattants que je connaisse, mais aucun combat, aucune bravoure ne peut préserver du déshonneur, dans ce pays.
M'imaginant que les parias se contentaient d'une vie marginale plus belle et plus libre que le droit chemin, je fus d'autant plus déçu de voir une grande part de mes serviteurs se suicider, et les autres me fuir comme la peste. Il y eut également plusieurs seppuku dans ma famille, qui me renia à son tour. Alors que je me remettais des stigmates et entailles dues au combat inachevé, l'évidence s'imposa à moi : je ne pouvais plus vivre ici.
Le plus tôt possible, c'est à dire exactement trois jours plus tard, j'émigrai vers le continent, le désespoir au ventre. Arrivé au Phaïon, j'eus la surprise de trouver une communauté déjà formée de natifs du même pays que moi. Les Lannettiens avaient ouvert plusieurs casinos à travers le pays, et organisaient énormément d'évènements sportifs truqués jusqu'à la moelle sur lesquels ils exaltaient la population à parier toujours plus d'argent. Mes talents martiaux me valurent un poste de créancier, ce dont je m'acquittais avec plaisir et efficacité, car c'était une activité exceptionnellement lucrative.
Un jour sans rien de particulier, mes employeurs me lestèrent d'une mission inhabituelle. J'avais été convié à cinq heures du matin, dans le bureau d'une agence immobilière qui servait notoirement à blanchir l'argent ensanglanté que nous arrachions à des endettés parfois virulents et qu'il fallait faire taire. Sur un bureau en chêne se trouvaient un lourd sac de pièces d'or et une jeune asiatique qui se tortillait de peur, comme de ces débiteurs qui se cherchent une excuse au moment de payer. Le vieil employeur qui s'occupait des comptes nous présenta. Elle n'avait que quatorze ans, mais elle était celle qui gagnerait la prochaine course. Elle était cotée à plus de 170 contre un, c'était l'affaire du siècle. Je l'interrogeai ce qui m'était demandé de faire : supprimer des concurrents ? Acheter la bienveillance de compagnies rivales ? Il sourit, et répondit : "rien de tout cela... elle gagnera.", d'un air assuré. Je m'étonnai autant de l'imprudence de cette manœuvre que de l'assurance qu'il affectait, car la première leçon que j'avais apprise dans ce milieu, c'est que le hasard était notre pire ennemi. Alors que mon patron m'exposait les impressionnantes qualités de coureuse de Yuriko, et ses temps records, lors de courses officieuses, je ne la quittai pas des yeux. Elle m'avait paru intimidée par l'austérité des lieux quand j'étais arrivé, ce que son âge n'avait fait que me confirmer, mais je réalisais à présent qu'elle regardait le vieil homme avec un dégoût profond, et qu'elle faisait de gros efforts pour ne pas quitter cet endroit le plus vite possible.
Le vieux qui me payait acheva ses palabres en ajoutant : "En plus, comme c'est une fille et qu'elle est très jeune, ils l'ont cotée deux fois plus bas ! Crois-moi, ce coup-là, cela va nous rapporter tellement gros que nous pourrons investir et avoir le monopole des jeux d'argent de ce pays !" Il dit ces derniers mots en posant la main sur son épaule, elle cria et le frappa au visage. Je me jetai sur elle, mais elle était déjà au niveau de la porte. Quand j'y arrivai, elle avait disparu. Pestant, je la retrouvai dans le hall d'entrée, en train de vomir sur une plante d’intérieur. Si elle avait décidé de s'enfuir, je n'aurais probablement pas pu la rattraper. Je soufflais comme un bœuf, alors qu'aucune fatigue ne l'avait effleurée.
"Pourquoi avoir fait une chose aussi stupide ? lui demandais-je en haletant.
-Je me demande plutôt comment j'ai fait pour me retenir aussi longtemps.
-Vous savez, il en a fait éviscérer pour moins que ça.
-Il tient trop au magot que je représente pour lui, me répondit-elle avec un sourire.
-Ne sous-estimez pas ses sauts d'humeur.
-Les vieux sont répugnants...", grimaça-t-elle.
Le vieux en question arrivait justement sans se presser, comme si rien ne s'était passé. Il me remit sans mot dire un sac lourd de pièces d'or, un rouleau comme ceux sur lesquels mes missions étaient habituellement notifiées, et me chuchota à l'oreille "surveillez-la".
Nous sortîmes du bâtiment, et j'ouvrai mon rouleau. Protection. Surveillance. Transactions. Pas ma spécialité, mais bon. Tout en lisant, je la suivais distraitement, et nous entrâmes ainsi dans un casino. Je refermai mon rouleau pour l'arracher à la roulette, et lui mis la main sur l'épaule de la même façon que le vieux prêteur sur gages. "Nous partons, lui dis-je simplement.
-Où ça ?", me demanda-t-elle, sincèrement étonnée. Évidemment, ils ne l'avaient même pas mise au courant. Je l'informai de la direction en regrettant instantanément mes paroles : elle partit en courant, à toute vitesse. Et sans m'attendre, l'ordure.
Le plus vite possible, c'est à dire beaucoup moins vite qu'elle, je partis à sa poursuite, pour ne la retrouver qu’une heure plus tard sur le bord du chemin, en train de faire des tractions pour m’attendre, à un rythme que je n’aurais pas pu suivre. À ma vue, elle se laissa tomber souplement et me rejoignit pour me demander combien de temps nous avions devant nous, et si je voulais lui apprendre à manier la lame que j'avais à la ceinture. Je la regardai sans rien dire, probablement avec une drôle d'expression, pour qu'elle en soit si étonnée. Je lui expliquai que je ne portais cette arme que pour avoir la tête de l'emploi. C'est très important, avec les mauvais payeurs, la première impression.
Sans beaucoup parler, je la conduisis à l'établissement où nous devions être reçus. Une heure et demie de marche, c’était tout de même long, et nous discutâmes tout de même un peu, mais je réussis, malgré son incroyable impatience, à ne pas lui révéler le nom du lieu, pour éviter qu’elle ne me distance de nouveau. Arrivés au lieu-dit de la course, le barman n'avait pas de chambre, jusqu'à ce que je lui dise qui j'étais, et que je lui rappelle le montant de ses dettes. Nous logeâmes dans la meilleure chambre, et fûmes servis royalement. Ce que j'aimais ce boulot. Elle ne resta pas bien longtemps, à peine vingt minutes. Elle avait fini de manger alors que j'avais à peine commencé, et sortit d'un pas vif. Je tournai mon regard vers la vieille femme qui nous avait servis, et me remémorai ses paroles. Les vieux sont répugnants. Je souris en ne comprenant que trop pourquoi elle était aussi pressée de partir, et me décidai à la suivre. Après tout, j'étais son garde du corps.
En sortant, je la retrouvai en équilibre au sommet d'un assez grand noisetier et, maussade, je sortis quelques pièces de ma poche, m'apprêtant à payer cet énième pari perdu. Depuis que j'étais avec elle, elle n'avait eu de cesse de me faire jouer de l'argent. Défis, prédictions ou désaccords : tout était prétexte à parier. Je levai la tête, et elle me sourit comme celle qui vient de gagner. À ce moment-là, une flèche se planta dans son épaule et, surprise, elle perdit l'équilibre, tombant du haut de l'arbre.
Poussant un juron, je me précipitai pour la rattraper. Trop lent. Elle allait s'écraser. Je cherchais des yeux le tireur, pour finalement l'apercevoir dans l'ombre des feuillages. C’est alors que, tournant la tête vers elle, je la vis avec surprise accomplir une réception parfaite, malgré la tige de bois empennée qui dépassait de son épaule gauche. Continuant à courir, j'aperçus un deuxième type sortir du bois, armé, lui, d'un cimeterre. Il était plus proche, et l'atteignit avant moi. Son arme faucha l'air, mais Yuriko avait déjà disparu. Elle courait à une vitesse ahurissante, inhumaine. Il n’était pas étonnant que le vieux lui fisse autant confiance pour gagner cette course. Le combattant tourna la tête vers moi, et sourit en voyant que je n'avais pas dégainé la mienne. Au moment où j'arrivais sur lui, il me frappa, et écarquilla les yeux une fraction de seconde en voyant sa lame bloquée sur mon poignet gauche. Pas longtemps, car mon poing droit vint lui caresser les côtes dans un bruit de maracas, et il décolla du sol pour aller s'écraser un peu plus loin. Je courus vers le dernier endroit où j'avais vu le tireur. Il y était toujours, plaqué par Yuriko, qui ne peinait pas à maintenir l'archer au sol, le dominant à la fois de son extraordinaire condition physique et de sa jeunesse.
L'homme avait la quarantaine. Sans cérémonie, je l'assommai du plat de la main, et me tournai vers elle. Elle avait toujours la flèche dans l'épaule, et la retira en grimaçant. "Ne bougez pas", lui dis-je en apposant ma main sur sa plaie. Comme ses chairs se refermaient à vue d'œil, elle me regarda et me demanda comment je faisais ça. Sans lui répondre, je continuais à la soigner. J'en avais vu suffisamment et avais pris ma décision, à présent, cela ne dépendait plus que d'elle.
Depuis si longtemps, ils me croyaient tous fidèle. Ils pensaient que jamais je ne les trahirais, et moi, je n'avais jamais été aussi libre de mes choix et de mes actes. J'avais brusquement envie de voir du pays, et de laisser quelque chose derrière moi pour ne pas avoir l'impression que tout ceci ait été vain. Il ne me restait qu'une seule chose à vérifier, mais de toute manière, j'étais presque sûr de moi. Je l'avais pressenti : elle avait un grand potentiel, bien plus grand que le mien. Je lui proposai immédiatement et un peu hypocritement de lui apprendre à régénérer les chairs meurtries en posant la main dessus.
Enthousiasmée, elle accepta, et je pus la faire asseoir dans une attitude méditative, pour l'évaluer en paix. Sous le son de ma voix, écoutant mes conseils, elle parvint à l'état que mes maîtres nommaient la mort bénigne. Elle ne pensait plus et ne bougeait plus, respirant très peu. Là, je pus enfin voir ce qu'il en était vraiment : l'énergie débordait de chaque pore de sa peau. Si j'en aspirais un peu pour la dissiper, elle se régénérait à une vitesse que je n'aurais pas soupçonnée possible. La laissant dans son état de transe, j'interrogeai le mercenaire qui avait essayé de tuer celle de qui j'avais décidé de faire mon apprentie.
Aucune résistance : il parla quand je menaçai de lui casser les phalanges. Sans surprise, il était envoyé par une organisation rivale, dirigée par des occidentaux, qui se faisait appeler "le gant de velours", pour tuer ou enlever la source de revenus que j'accompagnais. Je l'attachai quelque part où on le retrouverait probablement avant qu'il meure de faim, et retournai là où se trouvait ma prometteuse élève, pour la sortir de la mort bénigne. Elle était un peu secouée, mais elle accepta ma proposition, à savoir de prendre tout l'argent que nous gagnerions grâce à la course, et de partir vers Abel, où je lui dispenserais l'enseignement qu'elle avait demandé. Je lui parlai en termes vagues du potentiel qu'elle portait en elle, et que moi-même j'avais du mal à réaliser.
J'étais étonné du peu de temps qu'elle avait mis pour prendre une décision aussi lourde de conséquences. Plus tard, j'appris d'elle qu'elle n'avait connu aucun parent, aucun ami. Elle avait été ballottée entre plusieurs groupes qui s'arrachaient cupidement son talent. Les seules personnes qu'elle avait eu le temps de connaître un peu étaient des vieillards avides et thésauriseurs ou des gardes du corps éphémères qui mourraient invariablement pour accomplir leur devoir au cours d'un accrochage qui la faisait changer de mains. Elle n'avait aucune attache, aucun but : pour ne pas perdre la raison, elle avait dû apprendre à changer de mode de vie du jour au lendemain et à ne tenir à rien de matériel. D'où son travail acharné et son goût immodéré pour les jeux d'argent, qui agissaient sur elle comme un moyen d'oublier la valeur de tout ce qui était.
Elle gagna la course sans aucun problème, comme mon ex-employeur l'avait prédit. Le soir même, nous nous enfuîmes avec un pactole que j'aurais peiné à porter si elle ne l'avait pas fait. Même lestée de soixante kilos de pièces d'or, elle courait plus vite que moi, et devait m'attendre régulièrement. Souriant, je pensais à ce qu'elle ferait une fois éveillée à la force intérieure. Nous ne nous installâmes pas à Abel, mais au Gabriel, où notre richesse nous assurait de plus grands privilèges.
Elle apprenait et me dépassait extrêmement vite, dans quelque domaine que ce soit. La première fois que je lévitai pendant quelque minutes devant elle, elle sembla impressionnée. Cinq jours plus tard à peine, elle m'égalait, et après quinze jours de travail, elle sut voler dans les airs comme si elle était née avec des ailes. Encouragée par ces résultats « faciles », elle travaillait nuit et jour, ne dormant que six heures, puis cinq, quatre, trois et pour finir, moins de deux. Notre pécule s'épuisait lentement, car elle perdait un peu plus souvent qu'elle ne gagnait à la roulette ou aux paris. Elle avait le goût du risque. Je parvins cependant à lui transmettre ce que j'avais de plus précieux, outre mon savoir-faire martial : mon indépendance. Je lui appris à ne rien respecter qui soit honneur ou devoir, à ne rien aimer qui ne soit digne d'être aimé et à ne s'attacher à rien de matériel. Elle avait déjà cette soif de liberté et de vie, et je pense aujourd'hui que c'est ce qui m'avait décidé à en faire mon élève. Deux attaches ne m'ont jamais parues vaines : les principes et les amis. Les principes qu'on adopte ne doivent jamais être les principes des autres, mais toujours des décisions prises par empathie.
J'ai adopté pour principe de ne pas trahir mes amis, et de les protéger. C'est pour ça qu’aujourd’hui, je vais mourir. Pour lui permettre de s'enfuir. Ils nous ont retrouvés. Oh, bien sûr, même s'ils sont nombreux, à deux, nous pourrions les tuer. D'autant plus qu'à présent, elle est bien plus forte que moi. Mais ils en enverraient d'autres, et de toutes façons, je veux mourir avant de vieillir.
Je n'ai jamais oublié ce qu'elle m'a dit la première fois que je l'ai vue : "les vieillards sont répugnants". Je ne veux pas vivre assez longtemps pour voir de l'horreur dans ses yeux, et j'approche maintenant de la cinquantaine. Elle a 22 ans. Je m’occupe d’elle depuis sept ans ; je ne l'amènerai pas plus loin que là où elle se trouve, c'est à elle de continuer seule.
"Envole-toi, je m'en occupe. Nous nous retrouverons à Archange..."






















Chapitre 1 : Le jardin de Mathéo.


Elle était raide devant la tombe. Il lui avait dit qu'ils se retrouveraient, cet hypocrite ! Ce foutu menteur. Elle se sentait en colère contre lui, mais ne parvenait pas à le détester, même d'avoir été aussi stupide. Tout de même, Yuriko avait un drôle de sentiment, ce type était la seule personne qui ne lui eût jamais souhaité du bien, après tout.
Il ne pleuvait pas. En fait, un grand soleil du début du printemps faisait scintiller le marbre, ainsi que le nom inscrit en relief et doré de feuilles d'or. Ci-gisait Yoichi Deloriens, du pseudonyme qu'on lui avait attribué en ces terres. Il n'avait jamais parlé de sa vie au Lannet ni donné son vrai nom depuis qu'il avait débarqué, un peu comme si son existence n'avait commencé qu'avec cette fuite. "J'ai pensé que c'était le mieux à faire, dit Mathéo derrière elle, vous disparue et lui dans cet état... Je n'espérais même plus vous revoir un jour, mais bon, je lui devait bien ce service." Il eut un petit rire insouciant, épongea son front gras avec sa manche, et ajouta "ne serait-ce que pour m'avoir appris à jouer au go."
Les oiseaux ne se taisaient jamais, dans le jardin de Mathéo, ceci conjugué avec ce vert vif qui jaillissait des chèvrefeuilles et de l'herbe grasse et bien taillée donnait à cette sépulture quelque chose de joyeux, léger et harmonieux qui n'eût sans doute pas été concevable dans le froid et le gris d'un cimetière. Des haies isolaient cet endroit du reste de la propriété, et faisaient ombrage aux chemins qui y menaient. Un jeune cerisier et le bruit d'un ruisseau envahissaient la butte où reposait la viande. Au fond, ce grand parc entretenu par une dizaine de laquais était couvert d'arbres de toutes espèces et de tous horizons qu'on faisait venir à travers les océans pour agrémenter les jardins à la française du Gabriel.
"Bien entendu, tout l'argent avait disparu. Il n'avait pas de famille dans le coin, et n'avait rien mis de côté pour son enterrement, poursuivit Mathéo. Qui se soucie d'un cadavre étranger, qui plus est sans possessions, par ici ? Mais je ne pouvais tout de même pas les laisser le jeter dans la fosse commune, dans le même trou que ses assassins ! Alors je l'ai fait inhumer ici, près de mes ancêtres." Il désigna un petit bâtiment proche que Yuriko n'avait pas remarqué, et qui ressemblait à un temple. Un mausolée, sans doute. Mathéo s'assit avec un soupir de soulagement sur un banc de pierre proche, et leva des yeux interrogateurs vers son interlocutrice. "Cela lui importait peu, finit par dire Yuriko, néanmoins, vous avez agi comme bon vous semblait, et je vous en remercie. Vous êtes une des rares personnes dont il appréciait la compagnie." Même moi, je l'épuisais, se dit-elle en repensant à l'incroyable oisiveté de Yoichi. Et puis, ils n'avaient que peu de centres d'intérêt communs. Elle détestait le jeu de go, trouvait cela insupportablement monotone et vain, alors qu'il en était mordu, et lui finissait toujours par s'ennuyer dans un casino.
Mathéo continuait de parler. C'était peu ou prou le seul type à peu près fréquentable qu'ils avaient eu l'occasion de rencontrer dans ce pays. Sa richesse lui autorisait un train de vie plus que large, sans être suffisante pour qu'il possédât un réel pouvoir. De plus, il n'avait pas la conversation brillante, ni le goût de ridiculiser ses pairs, ce qui l'excluait d'office des cercles de bal et des intrigues de cour. Eux disaient qu'il manquait d'esprit, lui disait qu'il manquait de malveillance. Il avait environ trente-cinq ans, était plutôt laid, gros, et pas plus intelligent qu'un autre, mais possédait une assez remarquable ouverture d'esprit, allant parfois jusqu'à la crédulité. En fréquentant Yoichi, car il leur arrivait de passer des soirées à jouer au go, il avait fini par être mis au courant de l'existence de l'énergie du corps, et n'avait pas manifesté à cet égard une grande surprise : il y croyait déjà, comme il croyait à la cartomancie, à la réincarnation, aux fantômes et même à Dieu, parfois. Au lieu de s'en méfier, il voulut apprendre à méditer et à harmoniser les énergies de son corps et de son esprit. En outre, il n'avait pas hésité à leur prêter son nom pour acheter une maison, et c'était sans nul doute grâce à lui qu'ils avaient pu se cacher aussi longtemps des tueurs de l'organisation qui recherchait Yoichi pour sa traîtrise, et elle pour son talent.
"C'était un vrai massacre, poursuivait-il, je n'étais pas là, bien sûr, mais j'ai quelques informateurs du côté de la garde qui l'ont vu de leurs propres yeux. Il y avait huit morts dans la maison, dont lui. Ils l'ont criblé de flèches sur le pas de la porte. Quelle pitié ! Il essayait sans doute de s'enfuir..." Yuriko l'écoutait d'une oreille distraite. Elle n'avait jamais été particulièrement proche de ce type. Elle l'appréciait, sans plus. Tant mieux, dans un sens, puisqu'elle allait devoir rompre avec cet endroit trop plein de souvenirs, qui étaient autant d'entraves à sa propre liberté, et autant d'émissaires de la vieillesse. "Mais dites-moi, demanda soudain Mathéo sans avoir l'air d'y toucher, comment diable êtes-vous restée en vie alors que votre maître, malgré tout son pouvoir, n'a pas pu échapper à ses poursuivants ?.."
Yoichi n'avait jamais voulu d'un titre comme celui-là. Le savoir, quel qu'il soit, disait-il, ne doit pas se transmettre dans la soumission et la servitude. "Je n'étais pas là quand ils sont venus le chercher", mentit-elle, avant de s'éloigner. Elle laissait Mathéo à son jardin, de toutes manières, il l'agaçait. En sortant de la propriété hissée sur un promontoire terreux, elle aperçut la ville où ils avaient passé plus de sept ans, où elle avait quelques amis, mais qu'elle comptait bien ne jamais revoir. Elle regarda derrière elle, la maison de Mathéo était presque un château, entourée de grands parcs, située légèrement à l'écart des habitations agglomérées, et qui n'existait que parce que son propriétaire aimait à y passer ses vacances.
Yuriko sentit ses pieds s'arracher au sol et l'air lui fouetter le visage alors qu'elle s'envolait. Elle ne savait pas par où aller, exactement comme plusieurs années auparavant, avant leur fuite. Elle ne savait même pas ce qu’elle devait faire, il l'avait laissée seule, sans aucune attache, ainsi qu'elle l'avait toujours souhaité. Et maintenant qu'elle n'en avait plus, elle se rendait compte qu'il avait été la sienne, et qu'elle en avait besoin. Oh, merde, quelle absurdité ! Ce qu'il avait fait n'était ni plus ni moins qu'un suicide...
Regretter le passé, c'est courir après le vent. Il fallait ne plus y penser, partir ! Courir avec le vent, sans essayer de l'emprisonner, car il est trop rapide et trop insaisissable pour être capturé.
Elle volait vers l'ouest.




















Chapitre 2 : Une nuit à Ovenne.


Cette prison ne sombrait jamais dans la nuit. C’était peut-être même le seul endroit également gardé et éclairé tous les jours et à toutes les heures sans la moindre distinction. Yuriko connaissait bien les lieux : une fois, elle avait dû y pénétrer pour le travail, et était parvenue à le faire sans même se faire repérer. Cependant, depuis, la surveillance avait été à ce point renforcée qu’elle avait renoncé à entrer discrètement. C’était tout bonnement impossible, à moins de pouvoir se rendre invisible. Et encore… pensa-t-elle, même avec ça, ce ne serait pas une mince affaire.
Yuriko vivait depuis maintenant cinq mois à Ovenne, cette ville à la frontière sud de l’empire d’Abel et qui, de fait, était une importante zone de transit pour le marché parallèle. Quelques associations à but purement et simplement lucratif y faisaient passer tabac, épices, alcool, papier et thé, mais aussi opium, armes, métaux précieux et autres denrées alimentaires.
Officiellement, les autorités étaient en lutte constante avec les trafiquants, mais officieusement, c’était plus compliqué que ça. Les dirigeants savaient parfaitement que ce marché noir n’était pas plus dangereux ou nocif que tout ce qu’ils pourraient faire pour l’enrayer, et que, de toutes façons, il était l’un des piliers du dynamisme économique de la région, fournissant du travail et à manger à des centaines de personnes. C’est pourquoi, mis à part quelques chefs de patrouille désireux de monter les échelons, tout le monde laissait plus ou moins les trafiquants en paix, la justice se cantonnant à réprimer les excès de parrains isolés perdant la boule et se mettant à racketter les commerçants.
Regardant la prison de loin, Yuriko la trouvait encore plus laide que de près. C’était un bâtiment grand, mais pas très haut, taillé dans un schiste dense aux reflets rouille. Un fleuve paisible, le Frat, la contournait partiellement au cours de son voyage en ville.
C’était la nuit, une nuit froide. Peut-être à cause de l’altitude, pensa Yuriko en resserrant les pans de son trench-coat. Tout en bas, le Frat scintillait majestueusement à la lueur des étoiles. La nuit était belle, et la lune presque pleine. Un coup de vent la fit frissonner en même temps qu’il la poussait doucement vers la droite. Ce jour-là, on lui avait demandé de tuer quelqu’un. Il s’appelait Marcus. Marcus Hemmet. C’était un trafiquant qui avait été suffisamment imprudent pour se faire capturer par la garde. Le problème qui se posait alors, c’était qu’il risquait, pour adoucir sa peine, de dénoncer un certain nombre de ses collègues, ce que les dirigeants de la ville ne souhaitaient pas, car ils ne pourraient ignorer un témoignage aussi direct et faire comme si de rien n’était, comme à leur habitude. En toute logique, Marcus devait disparaître le plus tôt possible. Elle était payée pour ça, ce n’était pas le premier boulot de ce genre qui lui était confié, que ce soit par des trafiquants ou des politiciens. Elle ne marchait qu’à la prime, et cela leur convenait parfaitement. Elle était même assez cotée pour sa rapidité et son efficacité dans l’exécution des tâches.
Yuriko tira de sa poche un petit paquet, duquel elle extirpa un bâtonnet de bois sec à l’extrémité couverte de souffre avant de le remettre en place. Parfois, elle avait l’occasion, au cours de l’exécution de l’un ou l’autre de ses contrats, de se servir directement dans les stocks des trafiquants. Elle aurait eu tort de se gêner. Ce pensant, elle prit un petit cylindre noir dans une poche intérieure. Puis elle frotta l’allumette contre la gabardine de son manteau, et alluma le cigare. D’ici, les maisons semblaient vraiment toutes petites. Yuriko s’avança jusqu’à se trouver à la verticale de la prison, puis elle finit son cigare avant d’en laisser tomber le mégot négligemment. Farfouillant dans les poches de son manteau, elle y trouva une cagoule pliée, qu’elle enfila. Ne jamais agir à visage découvert, surtout dans ce genre de situations. Les lueurs carcérales l’attendaient, trois cent mètres plus bas, et elle commença sa descente en chute libre. Elle ferma les yeux, savourant ce moment, pour n’interrompre sa trajectoire que quelques mètres au-dessus du sol, juste en face de l’entrée principale qui se trouvait être la seule entrée qui ne soit pas obstruée par des grilles aussi sûres que nombreuses.
Étrangement, il n'y avait qu'un seul soldat devant cette porte. Probablement les autres patrouillaient-ils du côté de l'enceinte extérieure. Passée sa surprise, il pointa l’extrémité de sa hallebarde vers l’intruse, et la somma de s’arrêter. Yuriko s’approcha de lui docilement puis, sans prévenir, fondit sur son adversaire. Il tenta de la frapper, mais elle évita aisément cette arme balourde pour le faire tomber en arrière d’un même mouvement de jambe gracieux (j’aime à penser que c’est gracieux) et circulaire, avant de se jeter sur lui et, d’un direct du droit dont il se souviendrait, l’assommer sans plus de fioritures.
Jusque-là, c’était parfait. Il n’avait pas eu le temps de prévenir qui que ce soit, et la voie était libre. Fouillant le soldat, Yuriko trouva un trousseau dont elle dut essayer toutes les clés sur la porte, avant d’enfin trouver la bonne, et d’entrer. Sous le tissu serré de sa cagoule, elle souriait.

L’alerte fut donnée dix minutes plus tard.
Yuriko pouvait entendre l’agitation des hommes et les tintements du métal, même là où elle se trouvait, c’est à dire dans une pièce du sous-sol, où habituellement les soldats pouvaient se reposer. « Habituellement », parce qu’à ce moment-là, deux d’entre eux gémissaient par terre, avec la table, les bougies et les cartes, tandis que le troisième joueur était adossé contre le mur, et regardait Yuriko d’un air mauvais. L’une de ses jambes ne lui obéissait plus, et était même légèrement tordue. Ce devait être assez douloureux. En tout cas, il ne lui refuserait pas un renseignement. Elle s’accroupit pour être à sa hauteur et lui demanda, s’il te plaît, où était enfermé Marcus Hemmet.

L’entrée de la cellule 95.2 se trouvait au second sous-sol, au fond d’un couloir long comme ça, devant lequel étaient postés deux soldats. À l’intérieur se trouvait un homme âgé d’une trentaine d’années environ, poussiéreux, étique, à l’œil torve et à l’air hagard. Il était vautré sur une planche en bois, qui formait une parodie de lit.
« Marcus, c’est vous ? demanda Yuriko, légèrement haletante, et en nage sous sa cagoule.
- Il paraît, répondit l’autre après un moment.
- On m’a demandé de vous tuer.
- Je m’en doutais. C’est souvent comme ça.
- Souvent, oui, mais toutes les règles sont faites pour être transgressées un jour ou l'autre.
- Combien ?
- Hein ?
- Combien percevrez-vous pour ma tête ?
- Cent vingt pièces d’or, théoriquement, mais avez-vous entendu ce que je vous ai dit ?
- Peu m’importe, dit-il en se levant enfin de son lit. À ce prix-là, personne ne transgresse les règles. »
Yuriko sourit. Il ne le vit pas, bien sûr, mais la regardait tout de même à l’endroit où devait se trouver son visage. « Vous miseriez combien là-dessus ? » demanda-t-elle, amusée par ce scepticisme. Il ne répondit pas, l’air étonné. Elle retira sa cagoule, prit un autre cigare, et l’alluma, avant de fermer la porte de la cellule. Les deux gardes neutralisés avaient été poussés dans un coin à l’arrache, juste pour qu’on ne les voie pas du premier coup d’œil.
Le plafond était très haut. À environ quinze mètres, il y avait une fenêtre qui laissait entrer le jour, à défaut de laisser sortir qui que ce soit. Yuriko décolla du sol sous le regard ébahi de Marcus pour aller la voir de plus près. D’épais barreaux faisaient obstacle, mais elle avait prévu le coup. Cherchant dans son manteau, elle finit par trouver ces petites boîtes d’acier desquelles dépassaient des mèches de lin. Un artificier lui en confectionnait spécialement pour cet usage, il les remplissait d’un mélange à base de poudre à canon. Elle déchira son masque en lanières de tissu, à l’aide desquelles elle attacha deux de ces bombes aux bases scellées des barreaux. Une fois ceci fait, elle tira sur son cigare pour s’assurer de son incandescence, et alluma la mèche avec.
Yuriko redescendit précipitamment, et colla Marcus au mur pour le protéger d’éventuels éclats. Il y eut comme un bruit de tonnerre, à la suite de quoi quelques débris de pierre vinrent s’écraser au sol de la cellule. Elle attrapa le prisonnier par la taille, et décolla avec lui. Bien sûr, les barreaux n’étaient pas tombés, mais la pierre autour de leur base était dorénavant déstructurée, friable. Yuriko se concentra un instant, puis tira dessus brusquement et de toutes ses forces. La roche céda. En sueur après cet effort, elle lâcha la grille qui atterrit quinze mètres plus bas dans un puissant vacarme métallique. Marcus sous le bras, elle prit alors son essor. Après avoir étouffé sous ce masque et dans ces couloirs éclairés mais oppressifs, l’air frais de la nuit et le goût inégalable de la liberté étaient un délice. Elle planait au-dessus du fleuve, vers le nord. Si tout se passait bien, ils y seraient en moins de deux heures. Elle était dans les temps.

« Bien sûr qu’il est mort ! », dit-elle, pressée d’en finir avec ça. Ce vieux parvenu la regardait fixement. Il lui avait servi un verre auquel elle n’avait pas touché. À vrai dire, il l’avait invitée à s’asseoir, mais elle était restée sur le pas de la porte.
« La famille aussi ? demanda le bourgeois, Vous vous êtes occupée de ça ? Plus personne n’est susceptible de témoigner ?
- Plus personne, non, vous pouvez dormir tranquille, ironisa-t-elle.
- J’ai su ça, vous avez également fait brûler la maison, dit-il en risquant un sourire. Bonne initiative. Comme à votre habitude, vous ne laissez pas de traces…
- C’est bon, maintenant ? coupa Yuriko, glaciale. J’ai à faire, et vos boniments ne m’intéressent pas. »
Il soupira avec une fatigue perceptible, et prit un parchemin scellé dans un tiroir. « Bon, je suppose que vous n’avez pas de temps à perdre. Voici la somme convenue. » Ce disant, il le posa sur son bureau. Yuriko s’en approcha à contrecœur, s’en saisit le plus vite possible et tourna les talons. Ce type la rendait malade, et inexplicablement nerveuse. Peut-être était-ce autant à cause de son âge que de son imperturbable cynisme. C'était une véritable ordure, et il ne s'en était jamais caché, au contraire, il en semblait même fier.
Une fois dans la rue, elle se dirigea vers l’établissement bancaire le plus proche. Arrivée au guichet, et un peu plus calme, elle donna le parchemin, et demanda à faire transférer l’or de ce coffre vers le sien. « Tout de suite, dit l’employé, souhaitez-vous un inventaire ?
- S’il vous plaît, oui.
- Veuillez attendre un peu. »
Puis elle s’appuya contre le mur. Elle recevrait cent vingt pièces d’or pour avoir tué Marcus et sa famille, et en avait dépensé presque cinquante pour lui trouver une autre maison, un autre nom et l’avoir installé à 150 km de là avec son épouse et sa fille. Garder les mains propres et la conscience tranquille était à ce prix. Soixante-dix pièces d’or la nuit, c’était pas si mal, finalement. Le banquier réapparut. « Voilà, le transfert se fait, dit-il. Il y avait cent vingt pièces d’or et ce rouleau dans le coffre »
Au moins, le vieux ne s’était pas foutu de sa gueule.
« Je voudrais le rouleau.
- Bien sûr. »
Cinq minutes plus tard, elle déroulait le parchemin dans la rue. Quelqu’un d’autre devait mourir dans la semaine. Elle soupira de lassitude. Au moins, celui-là était célibataire : il ne serait pas trop dur à reloger.



Chapitre 3 : Home sweet home.


Chez elle, c'était plutôt grand. Du moins, cela semblait grand, car il y avait assez peu de mobilier et les murs étaient restés nus. S'effondrant sur son lit, Yuriko sentit quelque chose dans sa poche. C'était une pièce d'argent qu'elle avait gagné en pariant avec l'épouse de Marcus, Clémence, qu'elle l'aurait ramené avant six heures du matin. Sympathique, Clémence, d'ailleurs.
Ce qu'elle soupçonnait depuis quelques mois déjà arriva cette nuit-là. C'était pour ça qu'elle avait fait mettre, malgré des prix prohibitifs, des vitres à toutes les fenêtres et que sa porte ne fermait (et donc ne s'ouvrait) que de l'intérieur. C'était une question de sécurité : trop de gens du métier étaient morts de cette manière, dans leur sommeil. Elle, elle avait un double avantage : le premier, c'était de s'y être préparée. Le second, et non le moindre, c'était de n'avoir que très peu besoin de dormir.
Vers minuit, ou une heure, par là, il y eut un bruit de verre brisé quelque part dans la maison. Yuriko leva les yeux de son livre. Il n'y avait pas de fenêtre dans cette chambre. L'autre n'avait pas pu voir que la lumière était allumée. Une lampe à pétrole fumait doucement, et projetait une légère lueur jaune dans la pièce. Elle se leva, prit sous son lit un poids de dix kilos dont elle s'était rarement servie, et alla se coller au plafond, juste au-dessus du chambranle, à côté de la charpente.
Un individu entrouvrit la porte, puis entra dans la pièce. Il était grand et massif, mais se déplaçait souplement, sans faire le moindre bruit. Comme un papillon, attiré par la lumière... se dit Yuriko au moment de lâcher le poids qui devait lui défoncer le crâne. Avec des réflexes proprement surhumains, il évita le coup en roulant sur lui-même, puis lança un objet brillant qui vint se ficher dans le bois du plafond, exactement là où se trouvait la gorge de Yuriko une fraction de seconde auparavant.
Cette dernière descendit en lévitant, et se posa à l'autre bout de la pièce. Ce type était visiblement habile et expérimenté. Il dégaina un sabre incurvé et s'approcha d'elle, confiant. Il eut un éclat de rire et annonça "Ne sais-tu pas qu'il faut toujours avoir une arme à portée de main lorsqu'on travaille dans ce domaine ? Cette négligence aura causé ta perte !" En prononçant ce dernier mot, il frappa circulairement, visant la gorge. Yuriko se pencha au dernier moment pour éviter l'acier, et se jeta sur lui, sentant avec satisfaction la pommette de son adversaire entrer en contact avec la partie la plus dure de son poing. Après quoi elle put le ceinturer, lui bloquer les deux bras et lui faire lâcher son arme. Haletante, mais souriante, elle commença "Maintenant, tu vas..." mais s'interrompit et le lâcha sous l'effet de la douleur.
Même immobilisé, il était parvenu à dégainer un poignard et à le lui planter profondément dans la cuisse droite. Yuriko recula en lévitant, saignant abondamment. L'homme se redressa, il était un peu barbu, et vêtu d'un long manteau noir. Ses yeux semblaient gris à cause de la faible luminosité. Le tueur ne riait plus. Il pointait son regard dans toutes les directions, et celui-ci finit par se fixer sur la lampe à pétrole. Sentant venir le coup, Yuriko se rapprocha de la porte de sa chambre en lévitant doucement, sans quitter le mercenaire des yeux, mais en se concentrant en même temps sur l'endroit de sa plaie. Bientôt, ce fut douloureux, mais supportable, et l'entaille cessa de saigner. C'était là une des premières choses que lui avait apprise Yoichi. Se soigner, soi, d'abord, et éventuellement répondre ensuite. Rien ne servait de combattre si c'était pour y laisser sa peau. Tout cet enseignement martial, elle en était parfaitement consciente, était un moyen, pas une fin, l’existence n’ayant d’autre finalité que sa propre préservation.
La lumière s'éteignit soudain. Le tueur venait de briser la lampe à pétrole par terre. Heureusement qu'elle s'était rapprochée de la porte, se dit-elle en s'y précipitant. Dans la pièce voisine, une sorte de salon, il y avait une fenêtre vitrée visible grâce à la clarté relative du ciel nocturne, qui explosa quand Yuriko passa au travers. Une fois dehors, dans les airs, elle fit demi-tour, ce qui lui permit d'éviter in extremis un autre poignard volant. Elle se posa dans son propre jardin et attendit. Ce type était dangereux, très dangereux. Et cette obscurité... Si elle n'avait pas pensé à se placer près de la porte, elle y serait vraisemblablement restée. Elle se calma, respira profondément et posa la main sur son cœur. Il semblait sur le point de s'arracher à sa cage thoracique. Elle pouvait sentir la sueur perler à la racine de ses cheveux.
Soudain, deux projectiles jaillirent de la fenêtre brisée. Yuriko fit deux petits bonds successifs pour les éviter, puis l'assassin sortit lui aussi de l’ouverture. Il semblait très en colère. Le gris de ses yeux scintillait à la lumière de la lune, du même éclat que son sabre courbe, qu'il avait récupéré. Il s'élança alors vers elle, et frappa vivement, mais sa cible avait déjà esquivé, décollant du sol dans le sens opposé en tournant sur elle-même dans les airs. Il lança un autre couteau d'un geste sûr et préparé mais, s’il avait prévu la trajectoire du vol, il n'en avait pas prévu la vitesse. Yuriko le contourna le plus vite et le plus largement possible, et il fit volte-face nerveusement, cherchant à la suivre du regard. Puis elle s'éleva et redescendit, avant de partir à droite, etc. Multiplier les feintes et les piqués, jusqu'à ce qu'il soit complètement déboussolé, voilà où elle voulait en venir. De son côté, il perdait son calme, et se mit à lancer des objets tranchants dans toutes les directions, sans parvenir au résultat escompté.
Là, sans prévenir, Yuriko lui fonça dessus, le heurtant violemment. Profitant de son déséquilibre, elle bloqua un bras, deux, puis brisa le premier, celui avec lequel il tenait son arme. Cela fit un bruit sec, comme une pierre qui se fend. L'autre hurla de douleur et tenta de se libérer, en vain. Ils basculèrent, puis elle se releva en volant et le frappa du pied au niveau du torse, sentant plusieurs côtes céder sous son talon. L'autre émit un cri bref, puis tenta de se relever. Exténuée, Yuriko trouva -mais où ?- la force de le traîner à l'intérieur, en le tenant par une cheville parce qu'il gigotait trop. Elle alluma quelques bougies et l'installa dans son lit. "Vous avez cassé ma lampe à pétrole, déplora-t-elle en voyant l'ustensile fracassé par terre, il suffisait de l'éteindre" Puis elle se dirigea vers la sortie. Au moment de franchir le pas de sa porte, elle lui lança "je reviens dans une petite demi-heure, surtout, ne bougez pas" avant de la refermer, partant d'un grand éclat de rire dans la rue déserte.

Dix minutes plus tard, à l'autre bout de la ville, un vieil homme barbu à l'air fatigué ouvrit brusquement la porte. Yuriko sursauta et fit un pas rapide en arrière au vu de l'apparition. « C'est pourquoi ? Ah, c'est vous... Amandine ! » Hurla-t-il à l'adresse de quelqu'un qui se trouvait à l'intérieur.

"Tu ne devineras jamais la raison pour laquelle je viens te chercher...
- On parie ? répondit Amandine, moyennement réveillée, mais déjà elle-même.
- Si tu veux. La même somme que d'habitude ?
- Voyons voir... Nous volons vers chez toi, tu vas vite et tu pues la sueur. Un blessé nous attend dans ton salon ? Un type que tu devais dessouder, qui a pris un mauvais coup ?
- Non, mais pas loin, dit Yuriko en souriant face à la perspicacité de son amie, l'aiguillant malgré elle.
- Alors, ils ont enfin sérieusement essayé de te supprimer !
- Gagné, mais je t'ai un peu aidée...
- Oui, ça ne compte pas. Tu vas partir ?
- Probablement. Cette fois, ils ont envoyé un pro. Il connaissait son boulot, cet enfoiré.
- J'ai vu ça. Tu ne veux pas que je m'occupe un peu de cette entaille ?
- Cela peut attendre...
- Non, je vais te faire un bandage en arrivant, sinon, je te parie tout ce que tu veux que demain, ce sera rouvert. »
Amandine gagnait très souvent ce genre de paris. "D'accord, finit par concéder Yuriko, mais lui d'abord.
- Si tu veux. Il a quoi ?
- Un bras et quelques côtes cassées, je crois bien. Sans doute aussi des éclats de verre, ajouta-t-elle en se souvenant soudain de la manière dont, fourbue, elle l'avait traîné par terre dans l'obscurité.
- Je vois... J'espère qu'il ne va pas essayer de s'enfuir. Les côtes cassées, c'est le meilleur moyen de se perforer un poumon.
- Désolée. Pour ma défense, il ne s'est pas contenté d'essayer de me neutraliser, lui..."

Amandine tira d'un seul coup. Il y eut un craquement, et l'autre se contracta. Puis elle prit dans son sac deux planchettes avec lesquelles elle lui fit une attelle. Yuriko s'approcha et apposa la main sur son bras, pour injecter de l'énergie et commencer à ressouder les os. Ce n'était pas parfait, mais ça lui éviterait de se balader avec un bras cassé et douloureux pendant plusieurs mois, ce qui aurait équivalu à le condamner à mort. "Mais enfin, quoi ! explosa soudain le blessé. Je peux savoir ce que j'ai fait pour que quelqu'un que je viens d'essayer de tuer ne pense qu'à m'amener un médecin ?" Il pointa sa main valide vers Yuriko "Vous devriez m'avoir égorgé depuis longtemps !
- Le fait est, répondit-elle assez sèchement, que je considère le meurtre en général, le vôtre compris, comme profondément inutile, pour ne pas dire contre-productif. Un exemple vaut mille discours : si au lieu d'essayer de me tuer, vous m'aviez prévenue que ma tête était convoitée dans les environs, j'aurais discrètement quitté la ville. Vous auriez prétendu que vous m'aviez tuée, votre employeur aurait été ravi, vous payé, et tout ça sans le moindre effort. Au lieu de quoi vous m'avez fait mal, dit-elle en montrant sa plaie, vous êtes convalescent et même pas sûr de percevoir votre paye. Précisons aussi qu'avec quelqu'un d'autre que moi, vous seriez probablement déjà enterré au fond du jardin.
- Sans oublier toutes ces coupures, ajouta en passant Amandine, qui joignit le geste à la parole en jetant le dernier éclat de verre dans une bassine tâchée de sang, avant de s'essuyer les mains.
- Qu'est-ce que vous me voulez ? demanda-t-il, ahuri.
- Moi, rien. Je veux juste que vous sachiez ceci : ça fait presque cinq mois que j'officie en tant que tueuse à gages dans cette ville. Je viens de m'occuper hier de mon vingt-deuxième contrat, et, jusqu'ici, je n'ai jamais tué personne. Il n'y a vraiment pas besoin de ça." Elle se leva, puis ajouta en regardant autour d'elle. "C'est dommage, j'avais presque fini de payer cette maison... Enfin, tant pis. Brûlez-la, et dites à ceux qui vous emploient que vous avez laissé mon cadavre dedans.
- Tu me ramènes ? demanda Amandine en rangeant ses ustensiles.
- Si tu veux."

Une heure et demie plus tard, Yuriko passait la frontière sud, en direction du Kanon. Elle avait tout laissé derrière elle, et c'était tant mieux. Les villes sont faites pour être goûtées. S'y installer, c'était leur faire perdre leur plus grande saveur : celle de la nouveauté. Peut-être existait-il, quelque part, un endroit qui lui semblerait éternellement neuf. Peut-être pas. En tout cas, ce qui était sûr, c'est qu'elle ne s'installerait nulle part ailleurs qu'en ce lieu.








Chapitre 4 : Un village au Kanon.

Etait-ce un cheval ou une jument ? Elle n’avait pas la moindre idée de la couleur, ni du sexe de l’animal qu’elle venait de prendre. S’avançant à tâtons en tenant la bête par la crinière, ainsi qu’on lui avait appris, elle atteignit les portes de la grange et chercha du bout des doigts le loquet, dans le noir complet. Enfin, elle sentit sur sa peau le contact froid du métal, et tira la barre de fer pour ouvrir la porte. La nuit était nuageuse, on n’y voyait strictement rien. Pour l’instant, il valait mieux marcher à côté de l’animal, le monter serait trop hasardeux. Et puis, comment aurait-elle pu attacher la bride dans cette obscurité ? On pouvait monter sans, bien sûr, mais elle préférait tout de même attendre le lever du jour.
Yuriko trouva le chemin de terre sans aucun problème, connaissant cet endroit presque par cœur, et commença à marcher à côté de la monture qu’elle venait de voler. Après deux mois à vivre ici, dans ce petit village, la géographie des environs n’avait plus de secrets pour elle. Elle y avait été plutôt mal accueillie. Il n’y avait pas d’auberge, rien pour entreposer les visiteurs, aussi avait-elle demandé l’hospitalité aux villageois, mais personne ne voulait, ou presque. À force de persévérance, elle avait fini par trouver une maison où on voulait bien la laisser dormir dans la paille, mais ç’avait vraiment été la croix et la bannière.
Sur la route, les gens qu’elle croisait lui avaient souvent conseillé d’aller à l’église si elle avait besoin d’un accueil. C’est ce que faisaient beaucoup de gens du voyage et d’errants. Cependant, les lieux de culte, quoique n’étant pas laids en eux-mêmes, étaient le plus souvent infestés de vieillards en robe noire, qui attendaient que vous vous endormissiez pour vous tuer de manière horrible. Aussi Yuriko craignait-elle de s’approcher des églises la nuit, préférant demander aux habitants un coin de paille pour sommeiller. Le soir où elle était arrivée, c’était la fin de l’été, et les nuits étaient encore courtes. Elle avait dormi une heure et demie, pour être d’attaque, puis elle s’était levée en emportant le peu d’affaires qu’elle possédait. Mais elle n’avait pas pu partir discrètement comme elle l’aurait souhaité, car ses hôtes, méfiants, avaient chargé quelqu’un de la surveiller. En temps normal, cela n’aurait pas été un problème, mais le jeune homme qui s’était signalé au moment où elle s’apprêtait à sortir lui avait demandé sans colère si elle pouvait rester, sinon il allait se faire engueuler, en ajoutant que si elle ne voulait pas, c’était égal vu qu’il l’y obligerait.
Alors elle était restée, ne voyant pas de raison pour refuser. Comme il était censé veiller toute la nuit, elle avait pas mal discuté avec lui. Il était plutôt sympa, et beau, en plus, ce qui l’avait décidée à prolonger son séjour. Ils avaient fini leur nuit à faire des paris stupides sur le nombre de verres du tord-boyaux régional qu’ils pourraient engloutir, ce qui n’avait pas vraiment favorisé son intégration chez ces paysans méfiants et xénophobes. Vidanger la réserve d’alcool de son hôte en une nuit, faut avouer, on fait mieux comme première impression. Et pour ne rien arranger, elle l’avait plumé jusqu’au slip, même si elle avait fin par renoncer à son dû pour pouvoir rester. D’habitude, elle trouvait les occidentaux plutôt laids, mais ce gamin de seize ans, Simon, avait une beauté indéniable, et un sens de la dérision assez exceptionnel pour un paysan illettré. Bref, pour tout dire, il était super séduisant.
Rester au village, qui abritait moins de quatre cent âmes, ne fut pas une mince affaire. Elle le comprit trop tard : leur méfiance à son égard était due au fait qu’ils ne pouvaient la ranger dans aucune catégorie sociale ou familiale connue. Même si elle avait au départ tenté de les aider dans les travaux de tous les jours, aux champs ou ailleurs, elle s’était rapidement désintéressée de ce labeur ennuyeux, préférant leur servir de notaire/écrivain public, car le seul homme alphabétisé, le curé, était non seulement vieux, mais gâteux. Alors, et comme il fallait bien la ranger dans une case, on avait fini par lui attribuer plus ou moins le rôle de sorcière. Celle qui savait lire et écrire. Celle qui avait peur du prêtre, et même de rentrer dans l’église. Celle qui n’était pas fatiguée, au soir, après avoir travaillé toute la journée. Celle qui venait d’ailleurs, et celle que les vieilles dévotes traitaient de pécheresse, qui ne pensait qu’au jeu et à dilapider l’argent.
Tout cela ne la dérangeait pas plus que ça, surtout qu’avec Simon, cela se passait très bien. Et puis, finalement, le seul effet visible de la médisance acharnée dont elle ne soupçonnait pas le dixième était qu’un villageois lui demandait de temps en temps de tirer les cartes ou de soigner un mal de tête. Sachant que plus le remède serait infect, plus le malade le trouverait efficace ref. nécessaire, elle se contentait le plus souvent de goûter à quelques plantes dans la forêt, de choisir la plus immangeable, et de servir ça en décoction à son client hypocondriaque qui la remerciait pour le soulagement quelques jours plus tard.
Après deux mois de ce régime, l’élite extrémiste des habitants avait décrété que l’étrangère avait la « mauvue », et qu’en conséquence il fallait lui brûler les yeux. À la barbare ; au brasero. Une dizaine de malades ivres morts, sans doute autant galvanisés par l’idée de torturer et violer une femme sans défense que par celle d’accomplir l’œuvre de Dieu avaient ainsi débarqué chez elle ce soir-là, à la fin de l’été, en tenant à la main des tisons enflammés, quand ce n’était pas des crucifix ou des bouteilles. Alertée par ce bruit inhabituel, car elle habitait un peu à l’écart des autres maisons, elle n’avait eu que le temps de s’habiller et de faire sortir Simon par la porte de derrière. À présent, elle en était là, à voler une monture dans la grange du seul villageois qui en possédait plus d’une. Elle les avait semés ; il n’y avait plus qu’à s’en aller le plus rapidement et discrètement possible.
Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus vu la mer, aussi choisit-elle de partir vers la capitale et ensuite, pourquoi pas, vers le sud. De toutes façons, elle verrait bien une fois là-bas.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Y a-t-il un pilote dans l'avion ?